
Retrouver la page des « Marigots »
[Griffonné au Prado] Sous son autoportrait aux gants : Dürer a découvert qu’en Italie les peintres étaient moins traités d’artisans qu’en gentilshommes. Je pense à Jacques Roubaud, regrettant que la France des années 80 ne soit aussi propice à l’art de poésie que l’Occitanie médiévale (alors que l’Oulipo, florissant, et l’EHESS, où il enseignait, offraient une grande reconnaissance). On sait bien ce que les arts peuvent gagner, sociologiquement et économiquement, à l’existence d’un champ organisant la valorisation de leurs producteurs ; mais aussi bien, celui-ci n’est-il pas nécessairement structuré par des pouvoirs qui les inféodent, ou des institutions venant tremper leur gros biscuit dans chaque bain rhétorique ? Sans doute, quoique non suffisante, cette mainmise est-elle même une condition d’un développement sauvage ; mais ne profite-t-on pas mieux encore de ses effets après avoir pris la tangente ? posant depuis Nuremberg, amusé, au gentilhomme de Venise après avoir assimilé les techniques de Bellini.
Dans « Philippe II offre l’Infante don Fernando aux cieux », Titien fait se rejoindre deux événements a priori sans rapport : la victoire des armées royales d’Espagne sur les Turcs en 1571 et, la même année, la naissance de l’héritier Fernando. Un peu comme si (« la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ») la célèbre définition de la beauté par Lautréamont, reprise de manière tonitruante puis pavlovienne par les surréalistes et les héritiers à leur trône, désignait moins l’exception ou la bizarrerie, ou encore une sortie de route moderne, que le rôle évident dévolu à l’art depuis toujours, qui seul justifie son existence — un tableau trouvant son sens dans la proposition d’une solution picturale à un problème posé à et par l’institution, autrement dit, dans la nécessité de créer à l’intérieur d’un cadre rectangulaire un rapport plastique entre deux réalités (une guerre, une naissance) radicalement et même ontologiquement indépendantes.
Une solution économique à un problème politique. Voici onze personnages — un peintre, un chien, un couple royal. L’objet même est multiple ; il tient à la superposition de trois scènes : une dont l’infante Marguerite-Thérèse est le centre, une d’atelier (et l’immense toile dont nous ne voyons que le dos du châssis) dont l’image de Velazquez est le sujet ; et une enfin tendue entre deux pôles, d’une part le miroir entourant le couple royal qui renvoie d’autre part vers ce hors-champ depuis lequel nous contemplons ces différentes scènes. La solution porte sur l’identité du spectateur. Quelle urgence aura sinon déterminé la superposition, ou quel secret sera gardé par la toile de l’image du maître montrée sur la toile du maître de l’image ? La superposition : la dérober est la manière de faire tenir les trois sujets — le couple royal, l’infante, le spectateur — et donc la réalité de leur identité. La toile retournée figure le secret du pouvoir dynastique dont le spectateur est l’héritier.