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    • La pire chose qui soit

      Poème de Sharon Olds (original en anglais plus bas) dans Stag’s Leap (Cape Poetry, 2012), un livre dont l’objet est le divorce de l’autrice. Traduction PV.

      .

      D’un côté de l’autoroute, les collines arides.
      De l’autre, au loin, les déchets de la marée,
      estuaires, baie, gorge
      de l’océan. Je ne l’avais pas
      formulée, encore – la pire chose qui soit,
      mais je pensais que je saurais la dire, si je la disais
      un mot après l’autre. Mon amie conduisait,
      niveau mer, collines littorales, vallée,
      contreforts, montagnes – la pente, pour toutes les deux,
      de nos premières années. J’avais dit
      que ça ne comptait quasiment plus pour moi maintenant, la douleur,
      ce qui m’importait c’était – imaginons qu’il y ait
      un dieu – de l’amour – et que j’avais donné – j’avais voulu
      donner – ma vie – à ce dieu – et
      j’avais échoué, eh bien je pouvais en souffrir les conséquences –
      mais que se passait-il, si moi,
      j’avais fait du mal, à l’amour ? J’ai littéralement hurlé ça,
      et sur mes lunettes l’eau salée s’amassait, douce
      à mon goût presque, alors, parce qu’elle avait maintenant un nom,
      la pire chose qui soit – et dès lors qu’elle avait un nom,
      je savais qu’il n’y avait pas de dieu, seuls existaient
      des gens. Et mon amie tendit son bras,
      jusqu’au lieu où mes poings s’agrippaient l’un à l’autre,
      et le dos de sa main ripa dessus, une seconde,
      avec maladresse, avec la générosité
      d’aucun eros, une bonté rustique.

      .

      .

      THE WORST THING By Sharon Olds

      One side of the highway, the waterless hills.
      The other, in the distance, the tidal wastes,
      estuaries, bay, throat
      of the ocean. I had not put it into
      words, yet — the worst thing,
      but I thought that I could say it, if I said it
      word by word. My friend was driving,
      sea-level, coastal hills, valley,
      foothills, mountains — the slope, for both,
      of our earliest years. I had been saying
      that it hardly mattered to me now, the pain,
      what I minded was — say there was
      a god — of love — and I’d given — I had meant
      to give — my life — to it — and I
      had failed, well I could just suffer for that —
      but what, if I,
      had harmed, love? I howled this out,
      and on my glasses the salt water pooled, almost
      sweet to me, then, because it was named,
      the worst thing — and once it was named,
      I knew there was no god of love, there were only
      people. And my friend reached over,
      to where my fists clutched each other,
      and the back of his hand rubbed them, a second,
      with clumsiness, with the courtesy
      of no eros, the homemade kindness.

      14 novembre 2025

    • Six poètes

      On peut classer les poètes (je me limite aux poètes morts car rien n’est plus désagréable pour un vivant de se voir placé dans une case dans laquelle il ne se reconnaît pas, mais les catégories suivantes concernent surtout nos contemporains) en fonction de la manière dont ils considèrent le cœur de leur travail. S’agit-il de…

      1. … la vérité ? La seule vérité (vérité du langage, vérité de l’être) ; la plus haute vérité ; ou seulement un certain type de vérité que le langage courant ne saurait délivrer. Ou que les conditions socio-historiques empêchent de dire à haute voix. Vérité pré-rationnelle, intuitée, hermétique, dont l’obscurité propre désigne la poésie ; vérité politique ; vérité intime. Révélation de l’invisible ou de l’invisibilisé. De l’inouï ou de l’indicible. On peut appeler ces poètes les guides. Guides religieux ou politiques, mages ou leaders. René Char, Sylvia Plath, Audre Lordre.
      2. … la forme ? L’artisanat de la forme, l’application ou la virtuosité, la conformation aux règles ; ou au contraire, l’aventure débridée, le refus de toutes les conventions, l’insularité maximale. Au risque de l’informe. On peut appeler les premiers les (formalistes) légitimistes,
      3. et les seconds les (formalistes) iconoclastes. Néoparnassiens d’un côté (Réda), « avant-gardes » de l’autre (Tarkos).
      4. … la vérité et la forme ? Poètes pragmatiques, prudents voire sceptiques (normands ?), ils cherchent moins à avoir le beurre et l’argent du beurre qu’ils refusent de lâcher la proie pour l’ombre. Ethos modeste. Humour. Air de pas y toucher. Leur forme est plus ou moins exigeante (elle l’est parfois extrêmement), leur poème plus ou moins obscur, mais tout se passe comme si la forme et la vérité restaient à côté l’une de l’autre, comme si deux projets parallèles coexistaient dans le même poème, qui aurait aussi bien pu être tout-formel ou tout-révélation. Raymond Queneau, Georges Perros. On peut les appeler les roublards.
      5. … la vérité de la forme ? Ces poètes mettent au cœur de leur travail non seulement la forme, mais les conditions d’élaboration et de validité de la forme ; qui se donnent pour tâche de transmettre au lecteur une expérience de la forme. Exemplairement, Roubaud (dont le principe éponyme dit qu’un texte écrit selon une contrainte doit parler de cette contrainte, ou qui décrit longuement dans le cycle du Grand incendie de Londres la contrainte de situation dans laquelle ou depuis laquelle il est en train d’écrire, avant de faire le récit d’une multitude d’autres expériences de la forme). On peut les appeler les réflexifs.
      6. La vérité par la forme. Ils pensent qu’une forme, dans sa réplicabilité, son universalité, son anonymité (la seule singularité qu’ils cherchent est celle de la virtuosité, c’est-à-dire une singularité de l’universalité) peut usiner – en la malmenant, la déplaçant, la contredisant – une matière pour la faire accoucher d’une vérité singulière. Ils cherchent dans la forme utilisée-retournée un vertige philosophique, le contenu lui-même contredit-exhaussé par son autre. Ils demandent à leur lecteur de trouver dans l’attention à la forme le point de fuite vers une vérité augmentée. Baudelaire, Dickinson, Mallarmé, Rimbaud, WC Williams. Ce sont les maîtres et maîtresses.

      [Illustration : Vasari, « Six poètes toscans »]

       

      6 novembre 2025

    • Un instant

      La poésie ressemble à une pluie de phrases
      tombées d’un ciel ancien sur mon bureau en piles
      de livres. À travers le rideau des feuillages
      (je comprends seulement que ce sont les feuillages ;

      la fenêtre est fermée pour conjurer l’automne
      et je me demandais comment le vent pouvait
      agiter mes rideaux réels !) le soleil jette
      sur ma barbe blanchie sa lumière un instant

      enfui, le temps qu’il prend — ma fille vient de naître
      et a presque treize ans ; en attendant — je lis
      En attendant Nadeau qui se paie Marc Weitzmann

      et Édouard Louis — il faut y croire sans s’y croire —
      de l’emmener chez l’ophtalmo pour qu’elle voie
      ce monde invraisemblable — à en dresser la forme.

      5 novembre 2025

    • Résultats sur la pensée en forme

      J’espère à chaque fois avoir trouvé le terme de cette série de remarques, en vain. Chaque problème cru résolu me pousse vers des questions qui appellent de nouveaux développements. Espérant cette fois que c’est vraiment le cas, je force le destin par le titre.

      1) Avec les deux exemples que j’ai donnés dans les « Mémentos » (un vers de Baudelaire et quatre de Muldoon), on pouvait distinguer les deux types de formes : c’est en effet la forme au sens fort (la contrainte de la rime, l’architecture de l’alexandrin) qui pousse Baudelaire à une inversion qui crée de l’ambiguïté ; alors que la tautologie, qui est excitée et (peut-être) congédiée par l’image paradoxale de Muldoon, n’est pas une contrainte qui s’est imposée a priori et relève de ce que j’ai appelé la forme au sens faible. Baudelaire est parti pour dire quelque chose et confronte ce contenu à la forme réplicable de l’alexandrin rimé ; celle-ci déplace son intention et le fait aboutir à une formulation qui enrichit le pensé du pensable, alors que Muldoon ne s’est probablement pas dit « je vais tourner autour d’une tautologie ». Cette figure est le résultat de la pensée ; non pas l’obstacle qu’elle s’est donné. Et s’il peut se passer de forme au sens fort dans un poème, c’est parce qu’il a recours au récit (il raconte une scène ; il écrit d’ailleurs en 4ème de couverture : « Je m’intéresse beaucoup au fil narratif, à l’histoire, au point de souhaiter écrire des romans dans le poème »).

      2) La forme au sens fort (alexandrin, sonnet, haïku, etc.) est réplicable parce qu’elle ne pense pas ; elle n’est qu’une résistance que la pensée comme un muscle rencontre et doit dépasser. La forme au sens faible est la forme du muscle même. Par « Penser en forme », je veux donc dire « penser en forme au sens faible », mais penser en forme au sens faible implique, dans la contingence radicale d’un propos que ne limitent ni le monde des corps ni le monde des structures, de se donner une résistance formelle, c’est-à-dire « une forme au sens fort ».  Bref, « penser en forme » signifie « penser en forme au sens faible dans une forme au sens fort ».

      3) Il faut distinguer deux axes de la pensée en forme dans son exploration du pensable : un axe intensif et un axe extensif. L’axe intensif est celui de l’événement : la pensée en forme propose à la lecture une expérience du sens comme pur présent. Mais ce faisant, dans le poème, et justement à cause de la forme (au sens faible), la synthèse n’a pas lieu. La lecture ne dépasse pas la matière de l’expression dans une idée. L’acte de la lecture en parcourant le chemin intensif n’élimine pas le corps du déjà-lu ; au plus le rejette-t-il derrière lui, mais sans le synthétiser, comme des taches giclant sur les côtés jusqu’à créer peu à peu un territoire du pensable. Cette dissémination du sens superficiel pensable correspond au deuxième axe, l’extensif.

      4) On est maintenant en mesure de répondre à la question posée à la fin des « Mémentos » : Le contenu du poème peut-il être déterminé, malgré son ouverture ? La pensée en forme fonctionne en fait comme une espèce de fermeture éclair, mais une fermeture éclair qui ouvre, une « fermeture éclair ouvrante » ou peut-être « ouverture éclair ». Une fermeture éclair est un dispositif qui permet de rabattre l’un vers l’autre et de tenir ensemble deux morceaux de tissu sans rapport, au gré du mouvement d’un petit chariot (« curseur ») qui se sert des dents métalliques (« glissières ») installées à l’extrémité de chaque bande de tissu comme deux demis-rails dont la réunion lui permet d’avancer. Dans le poème, la pensée en forme intensive (au présent de l’acte de lecture) est également un curseur qui joue comme événement, et cet événement met également en rapport des choses hétérogènes, mais cette mise en rapport ne sert pas à fermer le sens mais à l’ouvrir : elle crée un plan de pensable à travers le territoire rejeté derrière l’acte de lecture.

      5) La pensée en forme se sert donc du curseur de la lecture non pas comme un synthétiseur (creusant une profondeur) mais comme d’un disséminateur (répandant du pensable à la surface).

      6) La forme (au sens fort) est une butée, comme les rives d’un fleuve, qui permettent à l’eau de s’écouler dans une direction plutôt que s’évaser indéfiniment. Grâce à elle, le curseur de la lecture avance dans une direction précise et pas une autre ; mais l’enjeu reste l’ouverture du territoire de sens que cet événement autorise. La raréfaction de la contingence par la forme permet au curseur de suivre une direction, mais dévaler la pente lui sert à disséminer les significations. C’est tout un pour la pensée en forme que d’affronter l’obstacle qui contraint et d’avancer en se disséminant (comme le montre le vers de Baudelaire : la contrainte — forme au sens fort — pousse à l’inversion, qui crée des ambiguïtés — dissémination). 

      7) Bref, dans la pensée en forme il y a deux choses : un sens synthétisable, du pensable intensif, d’une part, mais aussi du pensable extensif d’autre part. Le pensable (je vise par là le caractère seulement possible du pensable) est le prix à payer pour que soit possible cette double direction : deux déterminations différentes ne peuvent coexister dans une seule chose que si elles restent à l’état de possibles. Dans la pensée de l’essai, le texte pense vraiment ce qu’il pense et ne pense que cela (une chose) : il offre donc du pensé. Le poème doit sa dégradation ontologique (mais on peut aussi la voir comme une promotion !) au fait de jouer la dissémination avec le curseur.

      [Illustration : Hopper, « Girl at a Sewing Machine », 1921]

      4 novembre 2025

    • Mémentos sur la pensée en forme

      Les présents mémentos s’intègrent à une série de remarques.

      1) Je prétends dans les « Scholies » que les rapports de la forme au contenu équivalent, intériorisés dans le poème, au rapport à l’altérité qui se joue dans le monde des corps pour le récit et dans le monde des structures pour l’essai. Or si la pensée (même « en forme ») du poème est en roue libre au niveau du contenu, qu’est-ce qui sanctionne sa pertinence (et conjure la contingence) ? C’est le Witz (j’en ai parlé dans les « Compléments »), c’est-à-dire l’événement par lequel la forme se retourne en contenu.

      2) La possibilité du Witz tient à l’ambiguïté : un segment qui semblait dire quelque chose ou avoir une fonction, se retourne soudain, de manière imprévue, pour dire autre chose ou avoir une autre fonction.

      3) Contrairement au récit et à l’essai, la poésie accueille l’ambiguïté dès la syntaxe. J’y pense en lisant ce vers de Baudelaire : « La jouissance ajoute au désir de la force » (c’est dans « Le voyage »). Sans doute faut-il entendre, bien sûr, que la jouissance ajoute de la force au désir — thèse en elle-même intéressante et non triviale, mais tout se passe comme si dans la lecture nous n’avions pas le temps de monter jusqu’à ses significations philosophiques, car sa forme syntaxique laisse immédiatement planer la possibilité que soit plutôt en jeu quelque « désir de la force » auquel la jouissance ajouterait quelque chose. Or ce « désir de la force » étonnant pourrait lui-même être entendu de deux manières, en fonction du génitif, objectif ou subjectif : désire-t-on la force ? La force éprouve-t-elle un désir ? Ces possibilités sont sans doute in fine révoquées par le contexte du poème, mais elles sont tout de même excitées, levées par l’inversion, possibles le temps du vers, et freinent la tentation philosophante de s’abstraire de la matérialité singulière du dire pour sauter au seul dit. (J’aurais pu trouver un meilleur exemple, mais c’est la lecture de ce vers-ci qui a fait naître cette note, qui n’est qu’un simple mémento).

      4) Comment comprendre le rapport de cette ambiguïté, essentielle à la poésie, à la « pensée en forme » ? Faut-y voir une réponse à l’obstacle — une parade que l’on trouverait pour dire plusieurs choses en même temps en régime contraint, une manière de se déboîter la syntaxe pour échapper à la camisole de forme ? Ou l’ambiguïté est-elle au contraire une résistance au voyage de la pensée, voyage qui ne peut se satisfaire pour sa part d’une phrase ébouriffée de trop de possibles ? Comme s’il s’agissait donc, en chargeant une phrase d’une pluralité de significations, d’empêcher le lecteur de procéder à la synthèse du sens pour passer à la suite ?

      5) L’ambiguïté est la floraison des sens possibles ; elle tient à la superposition des jeux de langage pour une même expression (ici, le fait que « de la force » joue à la fois un rôle de complément d’objet de « ajoute », et de complément du nom, objectif ou subjectif, de « désir ») ; or j’ai dit, également dans les « Compléments », que le domaine de la « pensée en forme » était le pensable. Comment saisir ce rapport ? Faut-il dire que l’ambiguïté augmente le pensable ? L’ambiguïté est une manière d’ouvrir la phrase dans plusieurs lieux du pensable en même temps. J’y vois donc plutôt comme une sorte de « déploiement » synchronique, complémentaire à l’aventure de la pensée (qui consiste dans le fait d’articuler des contenus, passer de l’un à l’autre) qui est, de son côté, diachronique. L’ambiguïté, comme assurance d’articuler les contenus sans les synthétiser, « augmente » donc moins le pensable qu’elle ne l’habite.

      6) Évidemment toute traduction réduit ou déplace le pensable du poème. Par exemple ces vers de « Gathering Mushrooms » de Paul Muldoon, que je cite dans l’édition bilingue de Couffe (Circé, 2009, p. 8-9)

      The rain comes falpping [sic] through the yard
      like a tablecloth that she hand-embroidered.
      My mother has left it on the line.
      It is sodden with rain.

      traduits ainsi par Elisabeth Gaudin et Jacques Jouet :

      La pluie passe en claquant dans la cour
      comme une nappe brodée de sa main.
      Ma mère l’a laissée sur le fil.
      Elle est trempée de pluie.

      La traduction ajoute des ambiguïtés : non seulement (avant même de traduire) au gré d’une coquille, la copie crée un verbe mystérieux (falpping au lieu de flapping), mais dans la version française, « de sa main » v. 2 pourrait laisser penser en l’absence d’autre complément du nom possible qu’il s’agit de la main de la cour (« sa » renvoie en français à une chose aussi bien qu’une personne, alors que « her » tient indubitablement lieu d’une personne en anglais, complément du nom qui débarque dans le vers suivant : « ma mère »), de même que « Elle » suggère en français aussi une mère trempée de pluie (alors que « it » renvoie indubitablement à une chose, la nappe). La traduction réduit aussi l’ambiguïté de l’original, qui est liée au caractère tautologique de l’image qu’elle émousse. Muldoon semble en effet dire que la pluie est comme une nappe trempée de pluie, ce qui pousse le lecteur à réfléchir à d’autres possibilités : ne doit-il pas lire plutôt, pour contourner cette paradoxale tautologie, que la pluie frappe « through the yard like [through] a tablecloth », soit « comme dans une nappe brodée de sa main » ? Dans un poème, une phrase même apparemment dénuée d’ambiguïté peut donc être requalifiée a posteriori comme une phrase dont l’ambiguïté était masquée par une ellipse. De sorte que l’univocité apparente dissimule deux équivocités superposées ! (C’est l’enfer !!!)

      7) Une démonstration qui part d’une prémisse et arrive à une conclusion nous engage à passer d’un point à un autre. Un poème qui « pense en forme » nous invite au contraire à déployer nos ailes dans le pensable pour l’habiter, c’est-à-dire tenir ensemble plusieurs possibles contradictoires. Il faut donc (pardon pour cette « démonstration » qui passe d’une prémisse à une conclusion !) en déduire que le pensable n’est pas en tant que tel soumis au principe de non-contradiction, autrement dit que la « pensée en forme » n’est pas logique. Mais qu’est-ce qu’une pensée qui n’est pas logique ?

      8) Intuitivement, je répondrais que la pensée en forme est plutôt « dramatique » : dans un drame, on ouvre puis on ferme la porte, la contradiction est permise et même encouragée par l’existence temporelle des actions. Mais ce serait se faciliter la tâche, en cachant la poussière sous une tautologie : « l’aventure de la pensée en forme est dramatique » ne signifie rien d’autre que « l’aventure est une aventure ». Le problème est en réalité plus grave et peut se diffracter en deux questions : Y a-t-il un point d’arrivée à la pensée en forme ? Si non, comment peut-elle nous « apporter un nouveau contenu » ? Si oui, comment pourrait-elle ne pas être synthétique ?

      9) Mais reprenons la première formulation : Peut-on seulement penser sans la logique ? On a vu avec l’exemple de Muldoon que c’est la rencontre d’une « tautologie paradoxale » (la pluie passe comme une nappe trempée de pluie) qui ouvre à une requalification possible (la pluie passe dans la cour comme [sur] une nappe trempée). On dirait ici que la logique a moins disparu qu’elle ne fonctionne elle-même comme un exhausteur d’ambiguïté. Tout est peut-être question de subordination : le pensable n’y est pas un moyen au service de la logique (et l’ouverture au service de la synthèse) mais le contraire, la logique y sert à étendre le domaine du pensable. On pourrait dire que la logique joue elle-même pour le lecteur le rôle d’obstacle sur lequel butter, comme la forme au sens fort. La logique serait une espèce de « contenu au sens fort » qui se comporte lui-même comme un négatif au service d’un « contenu au sens faible » qui serait le résultat de ce que machine le poème pour « habiter » le pensable.

      10) Mais tout de même : comment comprendre cette ouverture du pensable, et son rapport avec la manière dont nous pensons habituellement ? Le contenu du poème peut-il être déterminé, malgré son ouverture ? Il le faudrait bien. Mais comment définir ce contenu déterminé habitant le pensable ? Cela a-t-il quelque rapport avec le trop célèbre Ouvert dont a parlé Heidegger après Rilke, et le non moins fameux « habiter » (Hölderlin-Heidegger-Pinson) ? Ou aucun ?

      [Illustration : Caillebotte, « Rue de Paris, temps de pluie », 1877]

      3 novembre 2025

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