Drôles d’oiseaux

Au Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne, il y avait une exposition Surréalisme, le grand jeu. Je ne dirai rien de la salle du deuxième étage (qui propose des échos contemporains à la question surréaliste), je l’ai trouvée sans intérêt. Mais dans la première : beaucoup d’artistes et d’œuvres peu connues (dont une belle proportion de femmes), sur tous supports et modes d’expression, et un axe thématique — le jeu (l’exposition s’ouvre avec un échiquier fabriqué par Man Ray) — qui met bien le doigt, je trouve, sur le problème surréaliste (même si l’exposition, elle, ne le développe pas comme un problème). La valeur du surréalisme, en effet, tient au refus de l’esprit de sérieux. Or ce qui est désespérant avec le surréalisme, c’est justement l’esprit de sérieux : la subversion comme posture et comme pose, la complaisance rebelle, dogmatique et scolaire. À ce compte-là, j’aime autant les romantiques qui croyaient naïvement foncer pieds joints dans l’absolu. Ils sont ridicules et font honte, mais ils sont sympathiques, fragiles et généreux.

En regardant avec attention les toiles de Mayo, les photographies de Pierre Molinier et les dessins d’Unica Zürn, je songe que quelque chose rôde dans le refus de l’esprit de sérieux, lorsque le jeu libère une place à la maladie, à l’étrange, aux dites forces de l’inconscient — à ce qui nous échappe et qui pourtant nous meut. Le surréalisme ouvre la composition à ce qui se passe entre les corps (qui les fait s’attirer et se repousser), et s’en sert de curseur pour aller voir au-delà, derrière. Il représente un monde de choses sans choses, qui tend à se constituer comme l’espace où circulent : le désir et la peur. Est-ce que ce n’est pas, pour atteindre par l’art quelque chose du réel, meilleure stratégie que le sans-objet de Malevitch ?

En face du Musée cantonal, l’autre bâtiment, Photo Élysée, héberge (entre autres) une exposition Cindy Sherman. Je me souviens encore très bien de la rétrospective au Jeu de Paume (c’était il y a 18 ans déjà !) ; la façon qu’elle a de prêter son corps à des métamorphoses en série, pour un travail qui concerne non seulement tout sauf elle, mais qui aussi revient quand même finalement à elle mais sous la guise d’un malaise qui n’est pas de la névrose, me semble une sorte de modèle possible, indiquant la place que peut prendre, à l’intérieur du cadre, celui ou celle qui compose quelque chose. Cette nouvelle exposition présente des collages de parties de son visage d’abord photographiées sous différents angles, lumières et maquillages, puis recomposées en de nouveaux visages impossibles, légèrement monstrueux, qui sont à la fois son visage et tout autre chose que son visage. J’aimerais bien bricoler un poème sur le travail de Cindy Sherman, mais aucune idée concrète ne se présente à moi. J’écris tout de même ceci : « Confronter la composition à l’attendu d’une chose aussi simple, extérieure à l’histoire de l’art, qu’un visage ; faire de la photographie l’instrument qui éveille et en même temps renverse l’image attendue du visage, qui le convoque à la surface et le remercie (le renvoie) pour faire s’élever la fiction. »

Je trouve chez Cindy Sherman ce qui m’intéresse chez les poètes — simplement, l’image est sans syntaxe. Comment sait-elle alors que telle ou telle est composée comme il faut ? Sans doute est-ce la comparaison de milliers de collages qui lui permet de sélectionner la cinquantaine qu’elle exposera au détriment du reste. Le geste de sélection remplace la syntaxe.

Il y a un effet comique dans ces photos dont les personnages semblent s’excuser ; et comme, toquant à la mauvaise porte, on lance « Pardon je me suis trompé d’étage », ils ont l’air de passer leur gros visage à la fenêtre et dire « Oups ! Désolée ! Je me suis trompée de monde ! »

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En m’attardant à la librairie du musée, je découvre un livre de Byung-Hun Min. Je n’ai jamais entendu parler de ce photographe coréen dont les images grises très saturées ou granuleuses (je ne connais pas le terme exact) sont peuplées de colonies d’oiseaux presque indistincts, réduits à des signes, des griffures ou des v, dans des zones marécageuses et des étangs raturés de joncs et de roseaux ; on croirait la Camargue. Les cadrages portent avec eux une pudeur, presque une honte : les oiseaux qui sont pourtant leurs uniques personnages vivent sur leurs marges, près des angles, comme s’ils étaient sur le point de voler hors de l’image. Me vient l’envie d’acheter ce livre pour écrire un poème prenant son élan à partir de chaque page — un texte prenant humblement acte de la distance qui nous sépare de ces êtres lointains et fuyants (dont on peut se sentir séparé comme par une vitre qu’incarne aussi la page du livre les donnant à voir en même temps), des ombres en sursis que je ne saurais ni reconnaître ni nommer, à l’exception d’un cygne en pleine page, bec dans les plumes. Je vois déjà se composer ce texte gigantesque sur la nature et la culture, les villes et les marais, les individus et les hordes, le poème et l’oiseau ; je le lirais au festival « Osez l’oiseau » où je suis invité fin août — mais je m’emballe, je m’emballe. Le livre est un peu cher, on verra dans trois jours si l’idée me taraude encore. J’irai alors voir ce qu’il y a à la bibliothèque. Et seulement s’il n’y a rien, si l’envie a grossi, alors je l’achèterai, j’essaierai.

Sur l’autoroute, derrière mon volant, le poème commence pourtant à s’écrire. Une fois sorti de la voiture, je note deux vers sur un carnet :

Je regarde les oiseaux par la fenêtre
de la photographie.

 

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