Au défaut

En 2010, je vivais au Japon. J’étais parti en résidence à la Villa Kujoyama à Kyoto, à la suite de quoi avec Clémence nous avions prévu de nous installer à Tokyo. On trouverait bien un boulot — pas trop prenant tout de même car je venais de m’inscrire en thèse.
En juin 2010, juste avant la fin de la résidence, je tombai sur un appel à contributions de Fabula. “La poésie au défaut des langues”, numéro placé sous l’égide de Mallarmé (sur qui j’avais fait mon M2). Je décidai de proposer un article — il fallait le rendre pour mars suivant. Je me souviens avoir lu Aspects de la théorie syntaxique, de Chomsky (qui me fournirait certains outils conceptuels dans cet article), sur un exemplaire emprunté à la bibliothèque de l’Institut français de Kyoto.
Les semaines passent. Nous déménageons effectivement à Tokyo en juillet 2010. En revanche, trouver un boulot est beaucoup plus difficile que prévu, surtout pour Clémence qui (n’étant pas du tout prof) fait la prof de français dans une école pour Japonais retraités en attendant, mais qui s’emmerde ferme. En décembre, elle déménage à Shanghai pour une mission de quelques mois dans son vrai domaine.
Resté seul à Tokyo, j’enseigne moi aussi le français dans les cafés puis la philo à l’Institut franco-japonais tout en peaufinant mon article pour Elseneur — que je dois rendre avant fin mars. J’essaie d’y prendre le contre-pied de Genette dans les Mimologiques, pour affirmer que le soi-disant cratylisme secondaire de Mallarmé couve tout autre chose et même “l’inverse du cratylisme” ; qu’en croyant rémunérer le défaut des langues Mallarmé s’attaquait en fait au défaut du langage, c’est-à-dire l’écart entre les structures de surface et les structures profondes… Bref !
Un jeudi soir, après mon cours à l’Institut franco-japonais (et pour la première fois depuis qu’elle est partie trois mois plus tôt), je prends l’avion pour retrouver Clémence à Shanghai le temps d’un week-end. Mon article est presque fini — je me suis envoyé une copie par e-mail ou l’ai sauvé sur une clé usb, je ne sais plus — et je compte faire la dernière version à mon retour.
Et là bon ben.
Le vendredi 11 mars a lieu la catastrophe nucléaire de Fukushima. Comme donc je suis à Shanghai — sans téléphone (à l’époque il n’y a pas de smartphone et on ne téléphone pas de l’étranger !) et sans ordinateur (donc sans internet) — les premières heures, toute ma famille flippe, puis les choses se tassent, enfin pour ma pomme, parce qu’à Tokyo c’est la panique totale. Pendant plusieurs semaines le Japon retient son souffle, tout le pays s’arrête, on ne sait pas ce qui va arriver : est-ce que l’eau potable va être contaminée, par exemple ? Les vols vers Tokyo sont annulés.
Mon week-end à Shanghai se transforme donc en une semaine (puis deux, puis trois…) et je n’ai aucune idée de la date à laquelle je pourrais retrouver mon ordinateur. Je me rends de cyber-café en cyber-café pour achever mon article sur “la poésie au défaut du langage” ; comme les claviers anglais/chinois ne comportent pas d’accents, je suis obligé de les copier-coller un à un. Le 21 mars j’envoie mon article à Anne Gourio. (Si j’avais connu alors le formidable livre de Guillaume Peureux j’aurais choisi un autre titre).
L’article a été accepté. En 2013 il a été publié dans la version papier d’Elseneur 27, daté de 2012, puis il a été repris et modifié pour faire la première partie de mon essai Prise de vers (2019) et aujourd’hui, presque quinze ans après sa rédaction, il est numérisé et disponible sur open-edition (je viens de l’apprendre par Fabula). Il parle de Mallarmé et de Chomsky mais il a l’odeur de poussière des rues de Shanghai et j’y entends le bruit de la touche “coller” dans un cyber-café où j’ajoute un à un mes putains d’accents. Si vous lisez cet article, qui vaut ce qu’il vaut d’un point de vue théorique (c’est un travail de jeunesse !), regardez-les bien ces petits enfoirés d’accents, les graves les aigus et les circonflexes, chacun d’entre eux porte sur lui une ombre de Fukushima.

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