Je sais que, comme la plupart des travailleurs désespérés par une exploitation sans reconnaissance (ou des condamnés à perpétuité rendus amers par l’absence de perspective), les poètes peuvent se montrer vils, jaloux, méchants ; et il m’arrive comme à tous de céder au découragement. Pourtant, devant la magnifique vanité de notre entreprise, je voudrais te proposer une parabole.
Chacun est prisonnier dans une cellule. La « société » contient l’ensemble des cellules : c’est notre prison. Non seulement son règlement intérieur formule bien des absurdités, mais les comportements des prisonniers (sans parler des matons !) sont loin de se réduire à ce qu’il autorise ou prévoit. De sorte qu’un certain chaos règne, et nous souffrons.
Nous autres — prisonnières, prisonniers — aimerions tellement rejoindre ce qu’il y a « dehors » — de l’autre côté des murs de la prison ! Pourtant, en-dehors de la prison, il n’y a rien sans doute : il est fort à parier que nous puissions tout au plus être transférés d’une prison à une autre, et que ce qui nous fait croire qu’il pourrait exister un « dehors à la prison », soit seulement l’expression « dehors à la prison » ! Nous observons avec perplexité les mots qui la composent, évaluons la possibilité qu’elle soit douée de sens (ce qu’elle est manifestement) du fait qu’elle se réfère en effet à quelque chose (ça, rien n’est moins sûr) ; et faute d’avoir mieux à faire, consentons à y croire. Oui, nous sommes dans une cellule, nous avons avec nous cet étrange instrument, le langage (le même dont est fait le règlement intérieur !), qui porte cette promesse — oblique, cryptée, difficile — dans laquelle nous entendons un défi ; et nous le relevons. Nous irons trouver dehors ! Et puisque nous n’avons rien d’autre que le langage, nous nous servirons de celui-ci comme d’une petite cuiller pour creuser un tunnel.
Voilà la poésie.
Qu’un prisonnier déclare fièrement que sa cuiller est politique (alors qu’elle ne lui sert qu’à rêver s’échapper de la prison commune), ou au contraire, que tel ou telle se vante d’être déjà dehors alors que tu l’entends gratter dans la cellule voisine, que t’importe ? Creuse. Si tu surprends un voisin ou une voisine, passant le plus clair de son temps à fanfaronner ou à faire la promotion de son œuvre de creusement (plutôt qu’à creuser) auprès des co-détenus — ou encore à parler de sa cuiller comme si c’était un tire-bouchon ? Creuse. Untel est très populaire, alors que son trou est tout petit ? Laisse-le jouir de son Prix du Tunnel, cela lui donne du courage ! Et si ce n’est pas le cas, si cela au contraire le détourne encore un peu de son travail, eh bien, bouche-toi les oreilles, mais creuse et souviens-toi de te méfier des prix. Si enfin ce même voisin lorgne par les barreaux pour copier, et même perfectionner, ta manière de creuser — alors quoi ? Cela le libèrera-t-il avant toi ? Je te rappelle le plus probable : que dehors ne soit qu’un fantasme ! Et si dehors existe bien, comment le fait qu’un autre s’échappe avant toi, même grâce à toi, pourrait te retarder ?
(Dehors n’existe pas. Il n’empêche que tu n’auras jamais été plus libre qu’au moment où tu creusais : la seule liberté disponible était là.)
Les insultes, les procès d’intention, les querelles de chapelles laissent tout à l’esprit du troupeau, alors que l’enjeu était d’être : enfin seul. Je veux bien accorder qu’il peut y avoir quelque intérêt à la contradiction, lorsqu’opposer deux manières de creuser débouche sur une troisième manière plus efficace — la dialectique des cuillers, en somme. Intérêt purement théorique et à la théorie. Mais n’est-ce pas encore mieux lorsque l’on s’épaule, qu’on s’échange des trucs, qu’on se raconte la fois où l’on était si prêt du but… qu’on sentait presque l’odeur de l’herbe fraîche ? Les prisonniers se refilent des histoires parce qu’elles aident à y croire ; non que ce soit important d’y croire, mais parce qu’y croire aide à creuser. Cette parabole même ne vaut rien, si elle ne t’y encourage pas.
Voilà la théorie.
Creuse.
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