Le texte et l’eau

On entend souvent, parmi les possibilités offertes à l’écriture pour agir politiquement sur le monde : « prendre soin ». Or prendre soin de soi, des gens, de la terre avec des gestes concrets, on saisit à peu près ce que cela peut signifier : par exemple se laver, se raser, se maquiller, faire un régime (ou au contraire, se lâcher la bride, se permettre un certain laisser-aller) ; faire un sourire, donner des médicaments à un malade, aider une personne âgée à prendre sa douche ; ne pas mettre les animaux en batteries, ne pas utiliser de glyphosate.

Mais que signifie « prendre soin », pour une composition de mots ? De quoi une phrase, un vers, une strophe, un paragraphe, un chapitre peuvent-ils prendre soin ?

Deux stratégies s’affrontent, dans la littérature récente : dans la première, on compte sur le fait qu’un fragment de langage puisse être doué, par lui-même, d’une action bienfaitrice sur son objet. Sans doute cette façon de voir s’adosse-t-elle plus ou moins consciemment à une conception sophistique de la parole (comme drogue, donc). Et de fait, quand une certaine personne me dit « je t’aime », « j’ai envie de toi » ou au contraire « sale con », cela me fait un puissant effet. Mais peut-il en aller de même hors contexte (comme sur la page d’un livre) ? Si je lis « je t’aime » sur une feuille blanche, sans être auparavant engagé dans une relation affective avec l’auteur ou l’autrice, vais-je en être ému ? On appelle « développement personnel » la production qui, stipulant que oui, s’emploie à l’effort industriel (je veux dire, non pas interpersonnel, en one to one) de faire le bien par des textes dont l’énoncé paradigmatique serait quelque chose comme : « Quoiqu’on te dise, sache que tu es beau / belle et que quelqu’un t’aime ». 

L’autre stratégie est d’apparence plus sophistiquée ; mais si l’on y réfléchit une seconde, elle est frappée au coin du bon sens (et c’est le développement personnel qui est faussement évident : car celui-ci laisse en réalité dans l’ombre toutes les médiations, tous les mécanismes réels par lesquels une parole impersonnelle et abstraite, sans auteur affectivement relié, pourrait avoir le moindre effet matériel sur un corps singulier si elle ne veut pas en rester au vœu pieu). Cette seconde stratégie postule tout simplement qu’un texte ne peut pas directement soigner des êtres concrets, et ne peut somme toute avoir d’effet que sur le monde des textes. Or, cela tombe bien car les êtres sont abîmés d’abord par des textes. Là, on pourrait rétorquer : « Quoi !? Pourtant le glyphosate qui bousille les sols, ce n’est tout de même pas du texte ! » Certes, mais la loi qui autorise ou non le recours à cette molécule chimique, elle, est bien faite de mots. Elle prend la forme d’un paragraphe. Ce paragraphe change de forme au cours de l’histoire. La plupart des mécanismes d’oppression problématiques, que leur objet soit des personnes, des êtres vivants ou des choses, sont portés, définis et autorisés par des textes qui forment le droit. Ceux-ci, on peut les appréhender avec les outils de la critique, cet art (textuel) de nous révéler le sens et le fonctionnement des textes.

De sorte qu’il n’y a plus ici un face-à-face entre l’écriture d’un côté, pleine de bonne volonté, et le monde qui souffre de l’autre. La relation est triangulaire : il y a le monde où nous nous agitons, oppressons et souffrons ; il y a le droit qui autorise et codifie concrètement ces modes d’oppression ; il y a enfin ce livre qui cherche à prendre soin du monde et, pour ce faire, va affronter en corps à corps le droit par son art de la critique.

C’est me semble-t-il exactement ce que propose Le Cours de l’eau (Corti, 2024), dans lequel Grégoire Sourice met sur sa table de travail les énoncés du Code civil relatifs à l’eau, et étudie comment celui-ci en parle, comment il la traite — l’auteur traquant notamment la manière dont le code s’évertue à produire des énoncés univoques, détruisant au maximum toute ambiguïté, à propos de cette réalité par définition fluide et polymorphe. Il pèse et soupèse chaque expression, reformule, jauge et lève les lièvres. Par exemple :

Si j’arrive à me représenter ce que signifie « le droit d’user » des eaux, je peine à comprendre le droit d’en « disposer ». J’imagine une composition florale, une table bien rangée, une inclinaison, et a priori, la difficulté de faire prendre à l’eau la formée souhaitée. On ne dispose pas à sa convenance d’un fluide dont la seule obsession est la gravité. (p. 85)

Prendre soin de la nature peut consister à clamer que les animaux sont beaux ; cela leur fait une belle jambe et on peut douter que cela ait la moindre efficacité (or l’efficacité compte, en matière politique). Cela peut consister aussi à se servir de toutes les ressources poétiques (c’est-à-dire créatives) du langage pour mettre en évidence, coincer ou rendre sensibles les mécanismes par lesquels des dispositifs linguistiques précis autorisent une oppression concrète, qui vaut comme métonymie de toute oppression : car dans le rapport du code à un être naturel se joue plus largement le face-à-face entre l’univoque (dont a besoin tout pouvoir pour s’appliquer de loin et de manière impersonnelle, industriellement) et l’équivoque (caractéristique de la vie, du sens, et de la vie du sens). C’est le pari que relève Grégoire Sourice dans ce petit livre lui-même polymorphe, enlevé et espiègle — beau comme l’eau — droit comme un texte. 

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[Aquarelle de Jérémy Cheval]

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