Forme et génération

Je me suis dit ça en recevant le dernier numéro de la Paris Review, qui comprend comme d’habitude des poèmes et des nouvelles d’un côté (souvent écrits par de jeunes auteurs) et de l’autre des entretiens (avec des auteurs largement confirmés et souvent âgés) : on y voit bien à l’œuvre le choc des générations qui se met aussi en scène en France ces derniers temps — poésie pop vs poésie poussiéreuse, ou instapoésie vs poésie intellectuelle. Les poèmes des jeunes auteurs ont cette propriété (qui m’avait frappé quand j’habitais à Singapour où tous recherchaient le wholesome) : ils sont bienveillants, toujours plus impressionnistes qu’expressionnistes, jamais illisibles, et même quand une certaine virtuosité prosodique joue dans leurs textes, feel-good. Le ou la poète ne tourne pas le dos à son ou sa lectrice, qui par hypothèse appartient à « son camp ». L’autrice noire trans de 25 ans n’écrit pas au, et encore moins pour le mâle blanc cisgenre de plus de quarante ans. Ces textes portent souvent en eux une adresse muette, qui signifie : « nous sommes cabossés, mais nous allons nous épauler, nous allons lutter ensemble » et ne requièrent en effet de la part des lecteurs et lectrices que de s’identifier, d’une manière ou d’une autre, à l’auteur ou l’autrice. Elle propose une empathie dans le trauma, et ce faisant brosse clairement dans le sens du poil : la poésie ainsi produite n’est pas nécessairement explicitement engagée, mais par construction, elle se met au service du groupe minoritaire dans sa lutte contre le groupe majoritaire — qui joue le rôle de négatif — plutôt qu’elle ne tourne le dos à « la société » dans son ensemble et à son lecteur en particulier. Elle est même volontiers mondaine, et n’a pas honte de chercher dans les chiffres d’audience un signe que la communauté qu’elle représente grandit ou guérit.

La génération précédente, par comparaison, apparaît presque satanique dans son indifférence radicale aux blessures et au bien-être des lecteurs qu’elle prend de haut : elle s’autorise le plus mauvais goût, s’il le faut dans l’expression la moins lisible. Et si elle s’indigne qu’on prenne prétexte de l’illisible pour ne pas la lire, c’est que le ce-au-nom-de-quoi elle s’autorise un tel déport loin de ce-qui-fait-du-bien (au risque de la posture), est ce fétiche anti-social (que la société pourtant l’avait depuis si longtemps invité à admirer) : la littérature. Ce n’était pas tant, pour ces poètes, qu’il fallût faire la part entre l’homme ou la femme et l’œuvre ; c’est plutôt que de toute éternité seule l’œuvre comptait, son producteur ou sa productrice n’étaient rien. Il ou elle était un type ou une nana quelconque, un être social comme il s’en produit à la chaîne, avec ses qualités et ses défauts — alors que l’œuvre, elle, grâce à cette propriété magique, la littérature, prenait à revers toutes les conventions sociales pour briller dans un face-à-face scintillant avec le réel, l’être, l’en-soi ou le néant. L’histoire, tout du moins. Non que tel ou tel groupe soit l’oppresseur ; le social tout entier n’était qu’un grand mensonge à éventrer. Et de ce corps à corps héroïque les poètes certainement sortaient tout cabossés. L’écriture était cruelle. Lecteurs on en contemplait les traces comme on imagine Hercule faire ses clés de bras, sans trigger warning et même si on ne comprenait pas tout. 

Or on ne sait plus vraiment contre quoi et au nom de quoi Hercule luttait. Y a-t-il vraiment quelque dehors (« le Réel ») à la réalité sociale, qui justifie de ne pas faire du bien ? Qu’existe-t-il à part dominations et injustices, négligence et mieux-être, espèces menacées et Caterpillars ? Plus encore : si la Terre même est condamnée (par notre espèce !), la gigantomachie (qui définissait le drame de la littérature) du poète géant et du Réel divin a-t-elle encore un sens ? Peut-elle être désirable ? Ne faut-il pas plutôt soigner ce que l’on peut encore soigner ? La littérature à l’ancienne nous apparaît désormais comme le caprice d’un enfant gâté qui pouvait jouer à tout détruire parce que le monde s’offrait à lui dans une intarissable profusion. Aujourd’hui nous savons qu’il est fragile ; tout est fragile. Le Réel infini est remplacé par une terre friable. Les humains qui la peuplent s’envisagent à leur tour en espèces menacées, voilà pourquoi ils veulent prendre soin les uns des autres.

Je ne me sens, pour ma part, ni de l’une ni de l’autre génération : je ne vais pas brûler ma vie, au nom de je-ne-sais-quelle idole, pour devenir un héros du Lagarde et Michard ; mais il ne me viendrait pas non plus à l’idée d’écrire pour faire du bien à celles et ceux qui se reconnaissent dans telle ou telle identité. D’ailleurs, ce cul-entre-deux-chaises me semble définir une génération de poètes né(e)s dans les années 1970-1980, qui se battent avec et contre la littérature plus qu’ils ne lui rendent un culte, mais qui ne l’ont pas complètement jetée dans les orties au nom d’un pragmatisme doloriste, puisqu’ils se battent avec et contre elle. Qui ne s’adressent pas au même, mais s’adressent. Qui n’essaient pas de faire du bien, mais essaient de faire. Ils ne savent pas quoi exactement, et la forme de leurs livres ont souvent pour principale vertu d’inviter à la perplexité. Ils ne sont pas sûrs de la littérature ; ils ne sont pas sûrs d’être ceci ou cela ; ils n’ont pas de combat, ne bandent pas les muscles, ne sont ni héros ni militants ; leurs gestes sont précis mais dans un espace qui, lui, est foncièrement imprécis. Ils ne représentent rien ni personne. Sans avoir la naïveté de croire que faire le bien n’importe pas, ils n’ont pas la naïveté de croire qu’ils font le bien.

Ce qui définit cette position intermédiaire entre le modernisme à l’ancienne et la poésie pop (entre la puissance de la littérature autorisant toutes les outrances, et la fragilité des êtres déclenchant tous les trigger warnings), c’est la tentative de saisir la vie qui fuit dans des constructions précaires de langue. La littérature fut peut-être un temple glorieux ; elle nous apparaît aujourd’hui comme une scène désertée, sur laquelle ont été abandonnés d’étranges ustensiles. Nous bricolons de nouveaux décors, échafaudons des formes où se réfléchit notre vie, cherchons à comprendre, mais non à avoir compris une fois pour toutes. Nous n’oublions jamais que ce temple est un théâtre, les ruines d’un théâtre ; nous dansons. 

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Réponses

  1. Avatar de ALAIN GIRARD-DAUDON
    ALAIN GIRARD-DAUDON

    Très belle réflexion, Pierre.

    Amitiés.

    Alain

    1. Avatar de 清酒石
      清酒石

      Merci beaucoup cher Alain ! Amitiés, Pierre

  2. Avatar de Jacques Bonnaffé
    Jacques Bonnaffé

    Merci Pierre …

    Il y a des jours où vous me faites franchir un pas considérable

    J’aime vous suivre, et vous lire JacB

    Carol Ghionda, diffusion Émilie Morin, Production 180 rue du Faubourg Saint-Denis 75010 Paris ☎️ 06 64 11 30 46 http://www.compagnie-faisan.org/

    faisan Cie c’est nous, c’est toi c’est vous tous, c’est moi quoi

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    1. Avatar de 清酒石
      清酒石

      Merci beaucoup cher Jacques ! Amitiés, Pierre

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