Comment chanter (dans) la société de consommation ? Après sa Dernière épopée (Ikko, 2009), Charles-Mézence Briseul semble avec La joie est vulgaire (L’une & l’autre, 2010) tenter de relever le défi ; ce faisant il s’attache à définir les formes d’une lyrique impossible, d’un chant démystifié trouvant sa pâture dans la consommation des marchandises et des corps – qui ne sont que d’autres marchandises :
te lécher comme une chose
Le corps réduit à l’état de chose, c’est ce qu’il reste après la mort de Dieu qui emporta dans son royaume de néant l’âme immortelle, le libre-arbitre et tous les gadgets scolastiques qui assuraient aux hommes, en les incitant à prendre leurs désirs pour la réalité, la position du chanteur soliste dans la Création. Ne reste, sur les ruines de cette vieille métaphysique chrétienne, qu’un souvenir sépia – et le désir lui-même qui va chercher dans l’accumulation des choses leur Intégrale imaginaire. La joie qu’on tire de sa satisfaction, loin de la béatitude jadis promise, est vulgaire : satisfaction animale et narcissique d’avoir consommé, d’avoir plié le monde à soi – d’avoir été, le temps d’un hamburger ou d’une passe dans un bordel, un petit dieu – immédiatement prolongée en un dégoût de soi qui est comme son ombre.
La métaphysique post-chrétienne de La joie est vulgaire, qui explore en détail ce territoire du désir et du dégoût, aurait pu s’achever dans la joie d’un amour véritable trouvé dans l’immanence – mais pour Briseul l’amour est semble-t-il toujours chrétien, reste ultime sur la dépouille de Dieu ravalé, conservé, dans le visage de la femme aimée :
Dieu que tu étais jolie
Si le désir est conçu comme appel de la transcendance, Dieu est ce vers quoi nous faisait tendre le visage de la femme aimée – mais Dieu, qui est l’amour, est du passé : les voies possibles d’une réconciliation avec l’époque passeront dès lors par une sortie hors du circuit chrétien et c’est dans la disparition du désir lui-même, ou l’abolition du moi dans la foule, que le poème trouvera la solution de cette tension désir-dégoût entre lesquels oscille l’être en sa vie pendulaire :
je suis pleinement libre, heureux, invisible et seul
Odyssée de la conscience, depuis le christianisme vers les mystiques orientales, et depuis l’accumulation-consommation des choses vers un repli trouvant à l’intérieur de soi les ressources d’un bonheur nouveau, La joie est vulgaire s’inscrit dans une tradition poétique, celle de Baudelaire, qui fait du poème le chant crispé d’une élaboration éthique. Ce faisant il met les deux pieds dans une question cruciale – celle du poétique dans une époque sans esprit – et cerne les contours possibles d’une réponse.