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    • Scholies sur la pensée en forme

      Les présentes scholies s’intègrent à une série de remarques.

      1) L’expression « penser en forme » est ambiguë parce que chacun des mots qui la compose est ambigu. « Penser » peut en effet s’entendre au sens fort ou actif (produire une idée qui ne préexistait pas à cette production) ou au sens faible ou passif (avoir une idée, percevoir quelque chose, recevoir une impression). Il faut affirmer avec force que ce sens faible est trop faible, et que si « penser en forme » peut signifier quelque chose, c’est au sens où le texte produit un contenu qui ne lui préexistait pas et qu’il ne se contente pas de recevoir. « Forme » peut lui-même s’entendre en deux sens, selon une ambiguïté symétrique à celle qui concerne « penser » : au sens fort, en effet, la forme est une sorte de structure rigide (tels le sonnet, le calligramme, le haïku ; elle se rapproche de ce qu’on appelle une « contrainte ») qui ne « pense » pas (au sens fort) en tant que telle, alors qu’au sens faible la « forme » n’est rien que l’apparence (ainsi, la forme des Confessions de Rousseau, la forme des Essais de Montaigne) que prend la pensée (au sens fort) dans son aventure de pensée (voir la citation de Macherey plus bas). La forme en ce second sens désigne même précisément la consistance propre d’un texte qui pense densément. De sorte qu’on peut dire que la forme au sens fort ne pense pas au sens fort alors que la forme au sens faible pense au sens fort (plus précisément, elle n’est rien d’autre que cette pensée même).

      2) La pensée au sens fort n’est malgré tout pas tout à fait impossible à la forme au sens fort. Ou plutôt, celle-là ne peut arriver que comme résultat d’une certaine interaction avec la forme au sens fort. Car la forme au sens fort peut servir au texte de treillage, autour de laquelle il vient s’enrouler et éprouver la résistance grâce à quoi sa consistance pourra s’affirmer. Le moule du sonnet résiste ainsi à la pensée qui s’y débat, s’y déplace, s’y contorsionne comme une vigne vierge trouvant dans l’adversité d’une structure industrielle les prises grâce auxquelles elle fera triompher la vie sur l’ensemble d’un mur qu’elle n’aurait pas pu conquérir livrée à elle-même. La pensée au sens fort n’est ici pas le résultat de la forme au sens faible ; ce n’est pas non plus le résultat de la forme au sens fort ; mais c’est le résultat de la confrontation d’une certaine « énergie de pensée » à l’obstacle de la forme au sens fort.

      3) Le roman et l’essai, généralement, n’ont pas de forme au sens fort. Ce sont (comme chez Rousseau et Montaigne) des textes dont la forme n’est que l’apparence extérieure générée par la pensée en son aventure. Cette forme au sens faible n’est rien d’autre que le corps de la pensée au sens fort. Pourquoi certains textes ont-ils alors besoin de se donner une forme au sens fort, comme obstacle ou treillage ? C’est que ce sont des textes anarchiques : ils ignorent tout principe de limitation. Ils font n’importe quoi, ou peuvent faire n’importe quoi. Ils ne croient en rien. Ce n’est pas le cas du roman et de l’autobiographie, ou du récit en général, qui trouvent dans la réalité sensible historique leur principe limitant : ils ne peuvent raconter n’importe quoi car le monde sensible, extérieur au récit, limite et encadre celui-ci de plusieurs manières (véracité, vraisemblance, etc.). De même, l’essai ne peut pas démontrer n’importe quoi, il est limité par l’organisation des structures dans une société donnée (bon sens, tabous, etc.). Récit et essai ne sont pas des textes anarchiques.

      4) Au contraire, le poème ne connaît aucun principe de limitation interne : en son sein, n’importe quoi pourrait advenir de n’importe quoi. La forme au sens fort (le treillage) s’impose alors comme un levier vital de cette limitation extérieure que l’énonciation poétique ne connaît pas intérieurement, du fait que son aventure n’est pas l’exploration, par la parole, d’une autre strate ontologique (le monde des corps, dans le cas du récit ; le monde des structures, dans le cas de l’essai). Dans le poème, le langage s’explore seulement lui-même et c’est la raison pour laquelle rien ne le limite : il est une énergie pure, qui a donc besoin de se donner une forme au sens fort comme obstacle, s’il ne veut pas en rester à la contingence pure d’un n’importe quoi aveugle et impuissant. La consistance ou le corps reviennent à un principe de raréfaction de la contingence, qui est une autre manière de désigner la pensée en son refus du n’importe quoi, de sorte qu’on peut dire qu’un texte anarchique doit se donner une forme au sens fort pour pouvoir penser au sens fort et ainsi, obtenir sa forme au sens faible — autrement dit dépasser la « forme mécanique » (de la contrainte, du haïku, du sonnet) dans la « forme organique » de la pensée.

      5) Quelques citations pour aujourd’hui :

      • « C’est donc dans les formes littéraires, et non en arrière de ce qu’elles paraissent dire, ou à un autre niveau, qu’il faut chercher une philosophie littéraire, qui est la pensée que produit la littérature, et non celle qui, plus ou moins à son insu, la produit. En conséquence une telle pensée n’a pas à être extraite de ces formes comme un corps étranger, pouvant être recollecté par l’intermédiaire d’un système d’énoncés épars. […] Ici le contenu n’est rien en dehors des figures de sa manifestation […]. Les écrits littéraires exsudent de la pensée comme le foie fabrique la bile : c’est comme une sécrétion, un suintement, un écoulement, une émanation. » (Pierre Macherey, Philosopher avec la littérature. Exercices de philosophie littéraire, Hermann, « Fictions pensantes », 2013, p. 383).
      • « Un livre n’a pas d’objet ni de sujet, il est fait de matières diversement formées, de dates et de vitesses très différentes. » (Deleuze et Guattari, Mille plateaux, Minuit, « Critique », 1980, p. 9)
      • « Considérons une scène toute simple comme celle-ci : j’entre dans un café à Paris, et je m’assois à une table. Le serveur arrive et je prononce un fragment de phrase française, du genre : ‘un demi-Munich pression, d’il vous plaît.’ Le serveur apporte la bière, je la bois. Je laisse de l’argent sur la table et quitte les lieux. Voilà une scène innocente ; et pourtant sa complexité métaphysique est stupéfiante [… car] il est impossible de saisir les caractéristiques de la description que je viens de donner dans le langage de la physique et de la chimie. » (John R. Searle, La Construction de la réalité sociale, trad. C. Tiercelin, Gallimard, NRF/essais, 1998, p. 15)

      [Illustration : Monet, « Le jardin en fleurs », 1900]

      1 novembre 2025

    • Remarques sur la pensée en forme

      Il s’agit de la suite des « Notes sur la pensée en forme » et des « Compléments sur la pensée en forme »

      1) La pensée en forme est pour l’instant un programme, non pas encore un fait. Dans le développement historique des arts, de la philosophie et de l’esthétique, la catégorie de « forme » (avec son vague consubstantiel) a toujours été centrale, mais elle était généralement découplée de la question de la pensée*. On considérait d’une part ou bien que la pensée était une activité courante et commune à tous les hommes, ou bien qu’elle était (avec des restrictions de méthode) propre aux philosophes. On pouvait désigner d’autre part l’art comme le champ d’activité où s’inventent des formes, mais on refusait généralement d’y voir un régime, moins encore le régime principal, de la pensée. Ce refus de voir la production artistique comme « pensée en forme » tenait à la confiance dans laquelle on tenait la philosophie, à qui l’on confiait tout « l’art de penser ». Notre situation historique libère un champ de réflexion sur la « pensée en forme » parce qu’elle est celle de la « post-post-philosophie » (cette « post-philosophie » qu’on a parfois appelée « post-modernité » ou « post-métaphysique ») : l’ère de la « philosophie » était celle de notre croyance dans la capacité des structures conceptuelles à rendre compte du réel. L’ère de la « post-philosophie » était celle d’un discrédit porté sur cette prétention à composer des discours vrais par les seules définitions et démonstrations, un refus de la clôture et un plasticage des structures — et partant, un discrédit touchant la pensée en général (identifiée, par le moment précédent, à la philosophie même). Le bébé noétique fut ainsi jeté avec l’eau du bain conceptuel. Nous pouvons désormais (« post-post ») revenir de ce moment négatif, en considérant que les œuvres philosophiques mêmes (les Méditations métaphysiques de Descartes, l’Éthique de Spinoza, la Phénoménologie de l’esprit de Hegel en sont les exemples les plus évidents) valaient moins pour leur charge de vérité éventuelle (portée par leurs structures conceptuelles) que parce qu’elles composaient la pensée en formes particulièrement nettes. C’étaient des œuvres d’art inconscientes (qui se croyaient « systèmes de la vérité »). Réciproquement, les œuvres d’art caractérisées par leur travail explicite sur la forme (comme celles du Modernisme, ou de son avatar plus récent le Nouveau roman) qui hésitaient humblement à revendiquer (d’abord devant la légitimité de la philosophie, ensuite devant le discrédit apporté à la pensée en général, à l’ère post-) être le vrai lieu de la pensée, et prêtaient le flanc à une accusation de « formalisme », pensaient sans le savoir. Lorsque la philosophie n’est plus crédible dans sa prétention à proposer un système de la vérité, elle avoue n’avoir été qu’une « pensée en forme » non consciente de soi, et s’ouvre réciproquement la possibilité d’une pratique artistique s’engageant consciemment, résolument, dans la tentative de penser en forme pour elle-même. Afin d’éviter d’avoir recours aux deux noms d’art et de philosophie, qui désignent donc le temps révolu de l’exclusion réciproque et résolue de la pensée et de la forme, on peut appeler la nouvelle activité qui programme de les hybrider, ou de situer ce qui importe entre les deux, ou encore de faire savoir à chacune d’elle qu’elle n’est rien d’autre que l’autre, le nom barbare de morphonoésie (de morphé, forme et noesis, intellection en grec).

      * Il faudra bien sûr revenir sur les exceptions (parfois ambiguës) à ces tendances de fond ; je pense notamment aux travaux de Pierre Macherey, Vincent Descombes ou Fredric Jameson.

      2) La pensée d’une œuvre ne peut se réduire à l’expression de son temps ou des structures de son temps — de même que les pensées de Descartes, Spinoza ou Hegel sont irréductibles, dans leur singularité, à la fois aux représentations du monde courantes à l’époque où ils vécurent, et aux infrastructures qui le sous-tendaient.

      3) Comme la forme est une catégorie esthétique (relative à la réception), et non poétique (relative à la production), « penser en forme » semble d’abord renvoyer à l’activité du spectateur face à une œuvre : une forme le fait penser. L’artiste, lui, ne « pense pas en forme », tout au plus peut-on dire qu’il « pense une forme ». L’analyse morphonoésique s’intéresse au contraire à la pensée en forme de l’art lui-même (ni celle du récepteur, ni celle de l’artiste) : elle attend que l’œuvre pense, et qu’elle pense en forme. Le souci de l’artiste ne peut plus alors se réduire à « penser une forme », mais doit aller jusqu’à « composer une forme pensante » — ce qui implique certainement qu’il hybride sa position avec celle du récepteur pour faire fonctionner la forme, et contrôle qu’elle pense en effet : « penser une forme » et « faire penser » ne sont plus alors que deux moments horizontaux, de l’un à l’autre desquels il faut passer à vitesse rapide pour saisir le lieu intermédiaire, orthogonal, de la morphonoésie de l’œuvre elle-même.

      4) L’ontologie de Deleuze et Guattari nous a invités à voir le moléculaire sous le molaire, et des lignes, des stries, des rhizomes ou des diagrammes tout en-deçà des formes. Il faudrait alors se méfier des « formes », qui ne seraient qu’une sorte de résultat composé, superficiel, de l’ensemble des forces réelles, souterraines, à peine perceptibles, que le critique aurait pour tâche de débusquer. Cependant, cette perspective qui fait de la forme une sorte d’effet d’optique ou de trompe-l’œil, risque de dissoudre la pensée de l’œuvre pour donner la part belle à une philosophie qui enquête sans fin sans jamais parvenir à affirmer quoi que ce soit : sous la forme, les forces sont invisibles et le restent ; tout est liquide ; ne vivent que des flux que s’échine à cartographier à l’aveugle le philosophe sans pouvoir arrêter jamais des contenus de pensée.

      5) Les formes définissent des efforts singuliers de pensée. Il n’y a donc rien à attendre de la comparaison entre les arts. Tirer de la musique, par exemple, un programme pour la peinture (comme a prétendu le faire Kandinsky), est absurde, les formes de l’une étant en nature différentes à celles de l’autre. Or n’étant que des formes (et non pas des structures), elles ne résistent pas à leur « traduction » d’un art vers l’autre. Un peintre ne peut pas tirer d’un musicien son programme, les couleurs ne peuvant se comporter comme des notes. Il peut tout au plus avoir chaud au cœur en voyant que, quelque part, des formes sont capables de penser quelque chose.

      6) Trois citations pour finir, que j’archive ici sans leur conférer de poids particulier, et surtout pour que le destinataire secret de mes développements plus ou moins abscons en prenne connaissance :

      Schönberg, lettre à Kandinsky du 24/01/2011 : « Seule l’élaboration inconsciente de la forme, qui se traduit par l’équation : « forme = manifestation de la forme », permet de créer de véritables formes ; elle seule engendre ces modèles dont les gens sans originalité font des « formules » en les imitant. » (À lire en ligne).

      Paul Valéry : « Le philosophe ne conçoit pas facilement que l’artiste passe presque indifféremment de la forme au contenu et du contenu à la forme ; qu’une forme lui vienne avant le sens qu’il lui donnera, ni que l’idée d’une forme soit l’égale pour lui de l’idée qui demande une forme. » (Léonard et les philosophes, dans Œuvres II, Pochothèque, 2016, p. 372-373)

      Kandinsky, réponse à Schönberg du 26/01/2011 : « Je suis au fond d’accord avec votre façon de voir, c’est-à-dire qu’une fois qu’on est au travail, aucune pensée ne devrait intervenir, mais seule la « voix » intérieure devrait parler et nous guider. Mais jusqu’à présent, le peintre n’a précisément que trop peu pensé. » (À lire en ligne).

       

      [Illustration : Kandinsky, « Einige Kreise » (détail), 1926]

      31 octobre 2025

    • Marigot 64

      Retrouver la page des « Marigots »

      La vie est-elle une explosion ancienne ? Les couleurs qu’elle répand se ternissent-elles en s’ordonnant ? Pourrons-nous en tirer une pyramide — qui domine ? Hélas, un accident brûla les parties supérieures de cette perfection en mouvement, scalpant la civilisation et laissant la nature en corps s’entremêlant de courbes avec la parallèle d’une queue et d’un truc turc, les griffes plantées comme des virgules dans les tissus, fourrures, habits — et là, comme le cœur de bombe ou l’épicentre au présent du désordre — une gueule — de fauve — rugissant. C’est notre lion terrible, l’inconsolé violent. Les autres animaux sont-ils des mercenaires au service des hommes, ceux-ci eux-mêmes des traîtres, ou des ? On négocie dans la cohue la fin du grand partage. Il faut pourtant imaginer la calme détermination du peintre apposant son pinceau avec délicatesse au bout du membre académique. Tous les dresseurs cherchant à réveiller la bête sont pointilleusement prudents (l’œuvre est la chasse aux lions).

      31 octobre 2025

    • Marigot 63

      Retrouver la page des « Marigots »

      Face à la peintre qui lui rend un rictus satisfait (et nous les invisibles se synthétisant), l’homme est assis sur un fauteuil au flanc duquel on lit : « Lavinia Fontana de [illisible] faciebat MDLXX [chiffres effacés]. » De la main gauche, il feuillette négligemment un épais in-quarto dont le texte se figure en pattes de mouches gribouillées, parallèles, insignifiantes ou signifiant seulement les signes, titres, marginalia de nos pensées magiques. Vêtu de beau tissu, fourrure surmontée par une fraise dont les motifs géométriques sont peints avec application, il porte un énorme chapeau tout bouffant de velours, si assombri qu’on ne le remarque pas sur fond de mur marron derrière lequel s’esquisse plus claire une bibliothèque. Du livre sa main gauche tient en suspension une liasse épaisse, à droite de laquelle nargue l’encrier, et tandis qu’au-dessus le sablier rendu au tiers de sa cotisation nous parle. Regarde : l’instant précis : le drame insaisissable d’un écrivain tournant la page.

      Lavinia Fontana, « Portrait d’homme assis feuilletant un livre » Musée des Beaux-arts, Bordeaux.
      29 octobre 2025

    • Compléments sur la pensée en forme

      Il s’agit de la suite des « Notes sur la pensée en forme »

      1. La forme, en elle-même, est aveugle : elle ne pense pas. La « pensée en forme » n’est pas plus une pensée dont la forme serait le sujet, que le salto n’est performé par les agrès. Le « sujet » de la pensée en forme est un lieu vide, qui se déplace dans le temps du poème comme un wagon sur un grand huit. L’auteur et le lecteur l’occupent tour à tour.
      2. La forme impose une aventure de pensée à ce sujet. Cette aventure ne se boucle pas dans une synthèse. Elle consiste plutôt en une articulation continue et imprévisible de contenus — qui ne sont donc pas tenus par des « structures ». Si cette articulation était prévisible, en effet, si elle suivait à la trace une structure de structures (comme une thèse, rigidifiant des rapports entre des concepts), il n’y aurait pas pensée en forme, mais seulement poésie didactique. Si, à l’inverse, cette aventure ne proposait pas une articulation possible, mais des contenus éclatés, il n’y aurait pas pensée tout court. La pensée en forme s’épanouit donc entre l’argumentable et l’impossible-à-penser. Son domaine est le pensable.
      3. La pensée en forme est une exploration du pensable. Mais qu’est-ce qui est pensable ? À partir de quand l’articulation entre deux contenus devient possible, ou au contraire, n’est plus possible ? Sans doute personne ne peut-il répondre de manière définitive à cette question : l’auteur peut seulement se mettre dans le wagon et contrôler que l’aventure est bien faisable par lui. Étant donné qu’il est l’auteur, son contrôle est bien sûr soumis à caution ; sans doute le fait qu’il soit par ailleurs lecteur (d’autres textes) lui permet-il malgré tout d’envisager le pensable comme relativement objectivable.
      4. La forme peut être un espace de consistance impossible à décrire (une loi secrète d’articulation des contenus). Elle peut aussi se rendre visible. Lorsqu’elle se manifeste, qu’elle se donne un corps dans la phrase (comme par un mètre reconnaissable, une rime, etc.), elle s’oppose comme un obstacle aux contenus mêmes qu’elle articule. Un tel obstacle est aussi rigide qu’une structure, mais n’a pas de contenu : il est aveugle, tel un rocher au milieu du courant, sur lequel notre barque vient buter. Or, ce rocher étant malgré tout fait de matière verbale (les mètres, les rimes sont dans les mots), cette cécité des obstacles formels dissimule une vision possible : forme et contenu apparaissent alors comme deux fonctions exclusives des mêmes corps verbaux (par exemple, on peut considérer un mot à la rime pour son son, ou pour son sens). Lorsque des contenus s’articulent dans, par et malgré une forme qui leur sert d’obstacle, autrement dit retournent à leur avantage la fonction formelle de la figure en une fonction de contenu, il y a Witz (trait d’esprit) : le Witz est la résolution en contenu pensable d’un obstacle formel. Dans le cas contraire (lorsque la figure reste aveugle), il y a cheville.
      5. Le Witz est l’excitation du contenu par la forme. Il intensifie le pensable du poème.
      6. Le pensable est un espace inexploré : dont les chemins d’articulation sont vierges. C’est pourquoi la pensée du poème est sauvage. On pourrait s’étonner qu’une telle sauvagerie ne s’obtienne que par la composition millimétrée d’un corps de phrases parsemée d’obstacles figuraux. Mais si vous étiez chargé de fabriquer une panthère, avec son squelette, ses organes, son système nerveux et son système sanguin, vous y prendriez-vous n’importe comment ? La liberté ne qualifie pas le compositeur, mais la composition. Ni la cécité de la forme (temporaire si elle se retourne en Witz) ni la sauvagerie du pensable ne réclament l’inconséquence des poètes.

       

      28 octobre 2025

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