其二
浮云终日行,
游子久不至。
三夜频梦君,
情亲见君意。
告归常局促,
苦道来不易。
江湖多风波,
舟楫恐失坠。
出门搔白首,
若负平生志。
冠盖满京华,
斯人独憔悴。
孰云网恢恢,
将老身反累。
千秋万岁名,
寂寞身后事。
.
.
Li Bai en rêve (2/2)
Du Fu (traduit par PV)
Flottants, ils vont tout le jour, les nuages —
__ et le vagueur n’arrive toujours pas.
Trois nuits de suite j’ai rêvé de toi ;
__ quelle affection me témoignes-tu là !
Je dois rentrer, dis-tu soudain, filant :
__ l’aller était déjà bien compliqué.
« Le lac, le fleuve ont trop de vent, de vagues
__ et l’aviron risque de chavirer. »
Tu sors, grattant ta tête aux cheveux blancs
__ comme les gens qui ont raté leur vie.
Toges, chapeaux gorgent la capitale,
__ tu restes seul abattu et hagard.
Qui a dit que le filet est trop lâche ?
__ quand on vieillit, notre corps se fatigue.
Gloire mille ans, dix mille ans et après ?
__ après la mort, tout n’est plus que silence.
.
.
Commentaire
Lorsque j’ai écrit à Nicolas Chapuis (pour le poème précédent), il m’a fait remarquer que sa propre traduction de ces poèmes était contenue dans le troisième volume des Poésies complètes ! Je suis donc reparti directement, pour ce deuxième poème, de ses hypothèses interprétatives, que je n’ai modifiées que pour des raisons d’efficacité rythmique ou formulaire. Par exemple, le dernier distique dit littéralement « mille automnes, dix mille années de renommée / silence et solitude du corps après les affaires ». Nicolas Chapuis propose de ne pas rendre la dimension idiomatique du premier de ces deux vers, pour en donner seulement le sens, droit au but : « Que vaut une réputation éternelle ? » Au contraire, j’essaie à la fois de marquer mon rythme 4-6, et de reprendre la gradation « mille… dix mille ». Plus grave, j’ajoute une antanaclase en redoublant « après » : le premier, vers 15, signifie « et alors ? à quoi bon ? » alors que celui du vers 16, « après la mort », a le sens de succession temporelle. On pourrait légitimement se demander si l’on a le droit d’ajouter des figures de style au texte qu’on traduit. Ma position, sur ce problème, est très simple : surtout en ce qui concerne les retraductions (c’est-à-dire quand d’autres traductions existent, le lecteur pouvant comparer ou aller voir ailleurs), le traducteur a tous les droits du moment que c’est bon ! Or cette antanaclase, je la trouve assez bonne.
Mais lisons plutôt les commentaires éclairants de Nicolas Chapuis sur ce poème :
Le premier couplet est inspiré de ces vers des Dix Neuf Poèmes Anciens : « Nuages flottants masquent le clair soleil : le vagabond n’a cure de rentrer. » 浮雲蔽白日,游子不顧反。 L’interprétation classique, défendue par Zhao Cigong et Cai Mengbi, et que le lecteur chinois saisit d’emblée, est que le sage ne peut pas rentrer tant que « de vils flatteurs écartent les serviteurs loyaux. » Le vers 10 précise, s’il en était besoin, le sens du vers 2 : cependant, Xiao Difei s’inscrit en faux contre cette interprétation et suggère, comme Wu Jiansi, de n’y voir qu’une comparaison entre un voyage sans fin et des nuages « sans racines », citant à l’appui ce couplet de Li Bai lui-même : « Nuages flottants, état d’âme du vagabond ; soleil couchant, sentiment du vieil ami. » 浮雲游子意,落日故人情。 Comme souvent dans les incipits de Du Fu, le propos peut être ambigü ; la lecture classique me paraît néanmoins la plus cohérente avec le reste du poème, et notamment le vers 10 (car ne pas arriver à destination 不至 buzhi, c’est ne pas réussir sa vie), et le vers 14 (car à force d’errer, « on se retrouve à la peine »).
Le vers 4 est l’exact miroir du vers 6 du poème précédent : cette fois-ci c’est Li Bai qui prouve son « affection » (情親 qingqin, à nouveau une expression amoureuse) par ses apparitions récurrentes dans les rêves de Du Fu. David Hawkes a relevé cette contradiction apparente dans l’interprétation des rêves, ce deuxième poème semblant « impliquer une sorte de rapport télépathique entre le rêveur et la personne rêvée ». […] Au vers 12, « hagard et décharné » (憔悴 ou 顦顇 qiaocui) renvoie à un passage du Huainanzi qui dénonce le luxe futile des gouvernants alors que le peuple est affamé : 百姓黎民,憔悴於天下。
Le vers 13 fait référence à un passage du Laozi : « bien que ses mailles soient larges, le grand filet du ciel ne laisse rien échapper » 天網恢恢,疏而不失。 Deux lectures sont possibles ici : soit de considérer que Du Fu évoque de nouveau les rets dans lesquels Li Bai s’est fait prendre (ce que fait Cai Mengbi, disant que Du Fu critique que le filet des châtiments ait piégé un innocent), soit au contraire, en suivant l’interprétation canonique du Laozi, que Li Bai n’a pas pu être pris dans le filet que l’Empereur utilise pour amener à lui les sages. La traduction conserve l’ambiguïté.
Au dernier couplet, Du Fu reprend le sarcasme classique à propos d’une vaine réputation : « Une réputation après la mort ne vaut pas une coupe de vin tout de suite ».
Du Fu, Poésies Complètes, III. Au bout du monde (759), Textes traduits, présentés et commentés par Nicolas Chapuis, Paris Belles Lettres, 2021, p. 113-114.
.
.
.
.
.