J’espère à chaque fois avoir trouvé le terme de cette série de remarques, en vain. Chaque problème cru résolu me pousse vers des questions qui appellent de nouveaux développements. Espérant cette fois que c’est vraiment le cas, je force le destin par le titre.
1) Avec les deux exemples que j’ai donnés dans les « Mémentos » (un vers de Baudelaire et quatre de Muldoon), on pouvait distinguer les deux types de formes : c’est en effet la forme au sens fort (la contrainte de la rime, l’architecture de l’alexandrin) qui pousse Baudelaire à une inversion qui crée de l’ambiguïté ; alors que la tautologie, qui est excitée et (peut-être) congédiée par l’image paradoxale de Muldoon, n’est pas une contrainte qui s’est imposée a priori et relève de ce que j’ai appelé la forme au sens faible. Baudelaire est parti pour dire quelque chose et confronte ce contenu à la forme réplicable de l’alexandrin rimé ; celle-ci déplace son intention et le fait aboutir à une formulation qui enrichit le pensé du pensable, alors que Muldoon ne s’est probablement pas dit « je vais tourner autour d’une tautologie ». Cette figure est le résultat de la pensée ; non pas l’obstacle qu’elle s’est donné. Et s’il peut se passer de forme au sens fort dans un poème, c’est parce qu’il a recours au récit (il raconte une scène ; il écrit d’ailleurs en 4ème de couverture : « Je m’intéresse beaucoup au fil narratif, à l’histoire, au point de souhaiter écrire des romans dans le poème »).
2) La forme au sens fort (alexandrin, sonnet, haïku, etc.) est réplicable parce qu’elle ne pense pas ; elle n’est qu’une résistance que la pensée comme un muscle rencontre et doit dépasser. La forme au sens faible est la forme du muscle même. Par « Penser en forme », je veux donc dire « penser en forme au sens faible », mais penser en forme au sens faible implique, dans la contingence radicale d’un propos que ne limitent ni le monde des corps ni le monde des structures, de se donner une résistance formelle, c’est-à-dire « une forme au sens fort ». Bref, « penser en forme » signifie « penser en forme au sens faible dans une forme au sens fort ».
3) Il faut distinguer deux axes de la pensée en forme dans son exploration du pensable : un axe intensif et un axe extensif. L’axe intensif est celui de l’événement : la pensée en forme propose à la lecture une expérience du sens comme pur présent. Mais ce faisant, dans le poème, et justement à cause de la forme (au sens faible), la synthèse n’a pas lieu. La lecture ne dépasse pas la matière de l’expression dans une idée. L’acte de la lecture en parcourant le chemin intensif n’élimine pas le corps du déjà-lu ; au plus le rejette-t-il derrière lui, mais sans le synthétiser, comme des taches giclant sur les côtés jusqu’à créer peu à peu un territoire du pensable. Cette dissémination du sens superficiel pensable correspond au deuxième axe, l’extensif.
4) On est maintenant en mesure de répondre à la question posée à la fin des « Mémentos » : Le contenu du poème peut-il être déterminé, malgré son ouverture ? La pensée en forme fonctionne en fait comme une espèce de fermeture éclair, mais une fermeture éclair qui ouvre, une « fermeture éclair ouvrante » ou peut-être « ouverture éclair ». Une fermeture éclair est un dispositif qui permet de rabattre l’un vers l’autre et de tenir ensemble deux morceaux de tissu sans rapport, au gré du mouvement d’un petit chariot (« curseur ») qui se sert des dents métalliques (« glissières ») installées à l’extrémité de chaque bande de tissu comme deux demis-rails dont la réunion lui permet d’avancer. Dans le poème, la pensée en forme intensive (au présent de l’acte de lecture) est également un curseur qui joue comme événement, et cet événement met également en rapport des choses hétérogènes, mais cette mise en rapport ne sert pas à fermer le sens mais à l’ouvrir : elle crée un plan de pensable à travers le territoire rejeté derrière l’acte de lecture.
5) La pensée en forme se sert donc du curseur de la lecture non pas comme un synthétiseur (creusant une profondeur) mais comme d’un disséminateur (répandant du pensable à la surface).
6) La forme (au sens fort) est une butée, comme les rives d’un fleuve, qui permettent à l’eau de s’écouler dans une direction plutôt que s’évaser indéfiniment. Grâce à elle, le curseur de la lecture avance dans une direction précise et pas une autre ; mais l’enjeu reste l’ouverture du territoire de sens que cet événement autorise. La raréfaction de la contingence par la forme permet au curseur de suivre une direction, mais dévaler la pente lui sert à disséminer les significations. C’est tout un pour la pensée en forme que d’affronter l’obstacle qui contraint et d’avancer en se disséminant (comme le montre le vers de Baudelaire : la contrainte — forme au sens fort — pousse à l’inversion, qui crée des ambiguïtés — dissémination).
7) Bref, dans la pensée en forme il y a deux choses : un sens synthétisable, du pensable intensif, d’une part, mais aussi du pensable extensif d’autre part. Le pensable (je vise par là le caractère seulement possible du pensable) est le prix à payer pour que soit possible cette double direction : deux déterminations différentes ne peuvent coexister dans une seule chose que si elles restent à l’état de possibles. Dans la pensée de l’essai, le texte pense vraiment ce qu’il pense et ne pense que cela (une chose) : il offre donc du pensé. Le poème doit sa dégradation ontologique (mais on peut aussi la voir comme une promotion !) au fait de jouer la dissémination avec le curseur.
[Illustration : Hopper, « Girl at a Sewing Machine », 1921]




