On peut classer les poètes (je me limite aux poètes morts car rien n’est plus désagréable pour un vivant de se voir placé dans une case dans laquelle il ne se reconnaît pas, mais les catégories suivantes concernent surtout nos contemporains) en fonction de la manière dont ils considèrent le cœur de leur travail. S’agit-il de…
- … la vérité ? La seule vérité (vérité du langage, vérité de l’être) ; la plus haute vérité ; ou seulement un certain type de vérité que le langage courant ne saurait délivrer. Ou que les conditions socio-historiques empêchent de dire à haute voix. Vérité pré-rationnelle, intuitée, hermétique, dont l’obscurité propre désigne la poésie ; vérité politique ; vérité intime. Révélation de l’invisible ou de l’invisibilisé. De l’inouï ou de l’indicible. On peut appeler ces poètes les guides. Guides religieux ou politiques, mages ou leaders. René Char, Sylvia Plath, Audre Lordre.
- … la forme ? L’artisanat de la forme, l’application ou la virtuosité, la conformation aux règles ; ou au contraire, l’aventure débridée, le refus de toutes les conventions, l’insularité maximale. Au risque de l’informe. On peut appeler les premiers les (formalistes) légitimistes,
- et les seconds les (formalistes) iconoclastes. Néoparnassiens d’un côté (Réda), « avant-gardes » de l’autre (Tarkos).
- … la vérité et la forme ? Poètes pragmatiques, prudents voire sceptiques (normands ?), ils cherchent moins à avoir le beurre et l’argent du beurre qu’ils refusent de lâcher la proie pour l’ombre. Ethos modeste. Humour. Air de pas y toucher. Leur forme est plus ou moins exigeante (elle l’est parfois extrêmement), leur poème plus ou moins obscur, mais tout se passe comme si la forme et la vérité restaient à côté l’une de l’autre, comme si deux projets parallèles coexistaient dans le même poème, qui aurait aussi bien pu être tout-formel ou tout-révélation. Raymond Queneau, Georges Perros. On peut les appeler les roublards.
- … la vérité de la forme ? Ces poètes mettent au cœur de leur travail non seulement la forme, mais les conditions d’élaboration et de validité de la forme ; qui se donnent pour tâche de transmettre au lecteur une expérience de la forme. Exemplairement, Roubaud (dont le principe éponyme dit qu’un texte écrit selon une contrainte doit parler de cette contrainte, ou qui décrit longuement dans le cycle du Grand incendie de Londres la contrainte de situation dans laquelle ou depuis laquelle il est en train d’écrire, avant de faire le récit d’une multitude d’autres expériences de la forme). On peut les appeler les réflexifs.
- La vérité par la forme. Ils pensent qu’une forme, dans sa réplicabilité, son universalité, son anonymité (la seule singularité qu’ils cherchent est celle de la virtuosité, c’est-à-dire une singularité de l’universalité) peut usiner – en la malmenant, la déplaçant, la contredisant – une matière pour la faire accoucher d’une vérité singulière. Ils cherchent dans la forme utilisée-retournée un vertige philosophique, le contenu lui-même contredit-exhaussé par son autre. Ils demandent à leur lecteur de trouver dans l’attention à la forme le point de fuite vers une vérité augmentée. Baudelaire, Dickinson, Mallarmé, Rimbaud, WC Williams. Ce sont les maîtres et maîtresses.
[Illustration : Vasari, « Six poètes toscans »]

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