Les présents mémentos s’intègrent à une série de remarques.
1) Je prétends dans les « Scholies » que les rapports de la forme au contenu équivalent, intériorisés dans le poème, au rapport à l’altérité qui se joue dans le monde des corps pour le récit et dans le monde des structures pour l’essai. Or si la pensée (même « en forme ») du poème est en roue libre au niveau du contenu, qu’est-ce qui sanctionne sa pertinence (et conjure la contingence) ? C’est le Witz (j’en ai parlé dans les « Compléments »), c’est-à-dire l’événement par lequel la forme se retourne en contenu.
2) La possibilité du Witz tient à l’ambiguïté : un segment qui semblait dire quelque chose ou avoir une fonction, se retourne soudain, de manière imprévue, pour dire autre chose ou avoir une autre fonction.
3) Contrairement au récit et à l’essai, la poésie accueille l’ambiguïté dès la syntaxe. J’y pense en lisant ce vers de Baudelaire : « La jouissance ajoute au désir de la force » (c’est dans « Le voyage »). Sans doute faut-il entendre, bien sûr, que la jouissance ajoute de la force au désir — thèse en elle-même intéressante et non triviale, mais tout se passe comme si dans la lecture nous n’avions pas le temps de monter jusqu’à ses significations philosophiques, car sa forme syntaxique laisse immédiatement planer la possibilité que soit plutôt en jeu quelque « désir de la force » auquel la jouissance ajouterait quelque chose. Or ce « désir de la force » étonnant pourrait lui-même être entendu de deux manières, en fonction du génitif, objectif ou subjectif : désire-t-on la force ? La force éprouve-t-elle un désir ? Ces possibilités sont sans doute in fine révoquées par le contexte du poème, mais elles sont tout de même excitées, levées par l’inversion, possibles le temps du vers, et freinent la tentation philosophante de s’abstraire de la matérialité singulière du dire pour sauter au seul dit. (J’aurais pu trouver un meilleur exemple, mais c’est la lecture de ce vers-ci qui a fait naître cette note, qui n’est qu’un simple mémento).
4) Comment comprendre le rapport de cette ambiguïté, essentielle à la poésie, à la « pensée en forme » ? Faut-y voir une réponse à l’obstacle — une parade que l’on trouverait pour dire plusieurs choses en même temps en régime contraint, une manière de se déboîter la syntaxe pour échapper à la camisole de forme ? Ou l’ambiguïté est-elle au contraire une résistance au voyage de la pensée, voyage qui ne peut se satisfaire pour sa part d’une phrase ébouriffée de trop de possibles ? Comme s’il s’agissait donc, en chargeant une phrase d’une pluralité de significations, d’empêcher le lecteur de procéder à la synthèse du sens pour passer à la suite ?
5) L’ambiguïté est la floraison des sens possibles ; elle tient à la superposition des jeux de langage pour une même expression (ici, le fait que « de la force » joue à la fois un rôle de complément d’objet de « ajoute », et de complément du nom, objectif ou subjectif, de « désir ») ; or j’ai dit, également dans les « Compléments », que le domaine de la « pensée en forme » était le pensable. Comment saisir ce rapport ? Faut-il dire que l’ambiguïté augmente le pensable ? L’ambiguïté est une manière d’ouvrir la phrase dans plusieurs lieux du pensable en même temps. J’y vois donc plutôt comme une sorte de « déploiement » synchronique, complémentaire à l’aventure de la pensée (qui consiste dans le fait d’articuler des contenus, passer de l’un à l’autre) qui est, de son côté, diachronique. L’ambiguïté, comme assurance d’articuler les contenus sans les synthétiser, « augmente » donc moins le pensable qu’elle ne l’habite.
6) Évidemment toute traduction réduit ou déplace le pensable du poème. Par exemple ces vers de « Gathering Mushrooms » de Paul Muldoon, que je cite dans l’édition bilingue de Couffe (Circé, 2009, p. 8-9)
The rain comes falpping [sic] through the yard
like a tablecloth that she hand-embroidered.
My mother has left it on the line.
It is sodden with rain.
traduits ainsi par Elisabeth Gaudin et Jacques Jouet :
La pluie passe en claquant dans la cour
comme une nappe brodée de sa main.
Ma mère l’a laissée sur le fil.
Elle est trempée de pluie.
La traduction ajoute des ambiguïtés : non seulement (avant même de traduire) au gré d’une coquille, la copie crée un verbe mystérieux (falpping au lieu de flapping), mais dans la version française, « de sa main » v. 2 pourrait laisser penser en l’absence d’autre complément du nom possible qu’il s’agit de la main de la cour (« sa » renvoie en français à une chose aussi bien qu’une personne, alors que « her » tient indubitablement lieu d’une personne en anglais, complément du nom qui débarque dans le vers suivant : « ma mère »), de même que « Elle » suggère en français aussi une mère trempée de pluie (alors que « it » renvoie indubitablement à une chose, la nappe). La traduction réduit aussi l’ambiguïté de l’original, qui est liée au caractère tautologique de l’image qu’elle émousse. Muldoon semble en effet dire que la pluie est comme une nappe trempée de pluie, ce qui pousse le lecteur à réfléchir à d’autres possibilités : ne doit-il pas lire plutôt, pour contourner cette paradoxale tautologie, que la pluie frappe « through the yard like [through] a tablecloth », soit « comme dans une nappe brodée de sa main » ? Dans un poème, une phrase même apparemment dénuée d’ambiguïté peut donc être requalifiée a posteriori comme une phrase dont l’ambiguïté était masquée par une ellipse. De sorte que l’univocité apparente dissimule deux équivocités superposées ! (C’est l’enfer !!!)
7) Une démonstration qui part d’une prémisse et arrive à une conclusion nous engage à passer d’un point à un autre. Un poème qui « pense en forme » nous invite au contraire à déployer nos ailes dans le pensable pour l’habiter, c’est-à-dire tenir ensemble plusieurs possibles contradictoires. Il faut donc (pardon pour cette « démonstration » qui passe d’une prémisse à une conclusion !) en déduire que le pensable n’est pas en tant que tel soumis au principe de non-contradiction, autrement dit que la « pensée en forme » n’est pas logique. Mais qu’est-ce qu’une pensée qui n’est pas logique ?
8) Intuitivement, je répondrais que la pensée en forme est plutôt « dramatique » : dans un drame, on ouvre puis on ferme la porte, la contradiction est permise et même encouragée par l’existence temporelle des actions. Mais ce serait se faciliter la tâche, en cachant la poussière sous une tautologie : « l’aventure de la pensée en forme est dramatique » ne signifie rien d’autre que « l’aventure est une aventure ». Le problème est en réalité plus grave et peut se diffracter en deux questions : Y a-t-il un point d’arrivée à la pensée en forme ? Si non, comment peut-elle nous « apporter un nouveau contenu » ? Si oui, comment pourrait-elle ne pas être synthétique ?
9) Mais reprenons la première formulation : Peut-on seulement penser sans la logique ? On a vu avec l’exemple de Muldoon que c’est la rencontre d’une « tautologie paradoxale » (la pluie passe comme une nappe trempée de pluie) qui ouvre à une requalification possible (la pluie passe dans la cour comme [sur] une nappe trempée). On dirait ici que la logique a moins disparu qu’elle ne fonctionne elle-même comme un exhausteur d’ambiguïté. Tout est peut-être question de subordination : le pensable n’y est pas un moyen au service de la logique (et l’ouverture au service de la synthèse) mais le contraire, la logique y sert à étendre le domaine du pensable. On pourrait dire que la logique joue elle-même pour le lecteur le rôle d’obstacle sur lequel butter, comme la forme au sens fort. La logique serait une espèce de « contenu au sens fort » qui se comporte lui-même comme un négatif au service d’un « contenu au sens faible » qui serait le résultat de ce que machine le poème pour « habiter » le pensable.
10) Mais tout de même : comment comprendre cette ouverture du pensable, et son rapport avec la manière dont nous pensons habituellement ? Le contenu du poème peut-il être déterminé, malgré son ouverture ? Il le faudrait bien. Mais comment définir ce contenu déterminé habitant le pensable ? Cela a-t-il quelque rapport avec le trop célèbre Ouvert dont a parlé Heidegger après Rilke, et le non moins fameux « habiter » (Hölderlin-Heidegger-Pinson) ? Ou aucun ?
[Illustration : Caillebotte, « Rue de Paris, temps de pluie », 1877]

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