Chant rêvé, 3

Depuis longtemps, je rêve (c’est le cas de le dire) de voir les 77 Dream Songs (1964) de John Berryman traduites en français. Il y a quelques années, Sabine Huynh a accepté d’en traduire 15 (en trois épisodes) pour Catastrophes, mais lorsque j’ai essayé de négocier les droits pour qu’elle s’occupe du volume entier, les ayants-droits (ou les agents, ou les éditeurs, je ne sais plus avec qui j’étais en contact) ont cessé de me répondre. Vous pouvez lire en ligne l’épisode 1l’épisode 2 et l’épisode 3 de cette très belle traduction. Je me dis aujourd’hui que je vais peut-être continuer un peu de mon côté, en reprenant dans l’ordre et à mon allure d’escargot les 62 poèmes que Sabine n’a pas traduits. Voici une proposition de traduction du 3ème poème du livre (avec l’aide de Mark Hutchinson) :

3

Un stimulant pour une vieille bête

Acacia, myrrhe brûlée, velours, piqûres aiguës.
— Je suis pas si jeune mais pas si vieille que ça,
a dit la belle détraquée de 23 ans.
Sensation à la fin d’être dehors en plein froid,
inembrassé.
(— Mon psy peut lécher le tien.) Les femmes voient le dessous des choses.

Tous ces vieux criminels tôt ou tard
sont foutus. J’ai lu de vieux journaux.
Gottwald & Co., rangé des voitures aujourd’hui.
Les poitrines musclées lâchent. Joe, double agent.
Retenant son souffle comme un phoque,
elle est plus blanche & douce.

Rilke était un con.
J’admets ses souffrances & sa musique
& ses dames titrées épelées super-déçues.
Un seuil pire que les cercles
où vivent & se planquent les vilains,
celui de Rilke. Comme j’ai dit, —

De nombreux vers du poème original en anglais sont étranges, d’un point de vue syntaxique. Par exemple le vers 2 de la première (« —I’m not so young but not so very old ») ou le vers 4 de la deuxième strophe : « Thick chests quit ». En fouinant sur internet, on découvre que la plupart des phrases du poème proviennent de textes préexistants dans lesquels elles ont été découpées, avant d’être remontées dans le poème, et ciselées. La première des deux (« I’m not… ») provient du journal de Berryman (il y aurait noté ce qu’il avait entendu une jeune fille dire), la deuxième détourne un article de l’un de ces vieux journaux en question (où on lirait : « His thick chest quits »).

Il y a deux choses qui m’intéressent là-dedans : la première, c’est de comprendre si, et le cas échéant comment, le poème parvient à générer quelque chose comme « du sens » à partir de ces débris de phrases empruntés ici et là puis retaillés, remontés dans une construction originale de forme à peu près fixe (trois strophes de cinq vers exprimant les complaintes d’un alter-égo du poète nommé Henry). Ce poème par exemple, il emprunte ici et là, mais de quoi parle-t-il finalement ? Henry est seul, « inembrassé », mais avec une jeune fille : est-elle ou non une prostituée ? Les arbres à piquant (acacia, myrrhe) sont-ils les stimulants du titre ? Quel rapport entre la jeune fille et les vieux journaux, le double agent, Rilke ? Toutes les pièces d’un drame ne nous sont-elles pas données, qu’il nous revient de faire jouer les unes avec les autres pour en reconstruire l’intrigue ? Faut-il essayer vraiment, ou jouir du poème dans son ouverture même ? La deuxième chose qui m’intéresse, c’est le défi que donne à la traduction en français cette langue d’autant plus ciselée en anglais que l’opération propre du poète porte moins sur l’énoncé ou la proposition (qu’il copie-colle), que sur son ciselage extrême même.

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Publié par


Réponse

  1. Avatar de Patrick Guillot
    Patrick Guillot

    « …reconstruire l’intrigue ? (…) ou jouir du poème dans son ouverture même ? »

    That’s the question… 😉

    Oui, parler de la possible ‘intrigue’ d’un poème est déplacé, et, au contraire, faire de ses ‘ouvertures’ le principe de sa réception « jouissive », éclairant. 

    (C’est pourquoi, peut-être, notre époque obsédée par l’utilité, l’efficacité directement rentable de toute activité, semble si sourde au Poème ?)

    Cependant, ces ouvertures-là étant provoquées par un certain usage d’une certaine indétermination, il semble que certains soient tentés de croire qu’il suffit de disposer assez d’indéterminations pour atteindre à l’ouverture ?

    Oui, je vise là certains textes à prétention poétique qui, pour moi, me semblent avant tout des façons de rébus. Et alors, l’ouverture espérée (des significations) laisse place à une fermeture. Fermeture définitive. C’est jusqu’au désir même (d’une éventuelle ouverture) qui se trouve desséché.

    On dit alors : « hermétisme ! »…

    Tu dis « jouir ». En effet, et je trouve la formule très juste ! Étant entendu qu’il s’agit de la jouissance considérée comme produit d’une action (d’un vouloir, etc.), et non pas comme le résultat d’une consommation passive.

    Ici, les étrangetés(syntaxiques) de ce poème, et la relative obscurité dans laquelle sont tenues ses sources, m’ouvrent à cette action d’ouverture. Me voilà comme aux aguets, reniflant la brise pour y sentir la moindre présence vivante alentour… 

    Pourquoi est-ce que « ça marche » ici, alors que tel autre texte, ailleurs, me « tombe des mains » ?

    Évidemment, décréter que tel texte n’est qu’une aride devinette, et que tel autre est tout éclairé de partout par la lumière poétique, c’est toujours contestable. Affaire d’opinion, dira-t-on. Ce n’est pourtant pas le cas.

    C’est peut-être seulement une question de « ciselage » ? De pertinence dans le choix des choses ciselées, et de précision du ciselage ?

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