Ce matin, L. m’a écrit pour me dire que je pouvais compter sur lui, si jamais ce qu’il craignait avoir compris à la lecture de mon poème se trouvait être vrai : attribuant la citation « puisque je sais que notre histoire / est finie ? » à X elle-même (et non à Pasolini, qui en est l’auteur), il avait interprété ce texte comme une scène de rupture (avec X), et non de lecture (de Pasolini) et m’offrait gentiment son soutien. Cela tenait notamment au fait qu’il avait entendu « histoire » au sens d’histoire d’amour, où j’avais voulu indiquer quelque chose d’autrement (plus ou moins, selon les enjeux) dramatique : l’histoire au sens de l’histoire universelle.
L’interprétation de L. est possible et une telle équivocité est la richesse et peut-être même l’honneur des poèmes (quand, sans compter sur les calibrages automatiques des jeux de langage institués, ils ne claquent pour autant pas la porte du sens) ; et conformément à la méthode du faux-plafond (exposée au point (2), ici) qui a pour corrélat le test des trois lectures (décrit à la fin de la note, là), j’espère souvent quand j’écrit avoir fait en sorte qu’une signification de surface puisse indemniser le lecteur de ses efforts, ou plus simplement, le remercier de sa présence de l’autre coté de la page ou de l’écran. Et parfois, ce n’est pas celle que j’ai prévue.
Cela répond, d’une certaine manière, à la question du « sur » (posée ici) : le poème n’est et ne sera jamais (à l’instar d’un article de journal) un texte sur un objet tel que la Révolution française, car il évolue dans un monde (celui de la phrase, de la syntaxe) où les référents (réels ou idéologiques) ne sont que de plus ou moins lointaines figures au bout d’un plus ou moins long tunnel. Penser, pour un texte de prose, c’est bien affirmer quelque chose de quelque chose, mettre en rapport des signifiés. Mais pas pour un poème, qui tel l’imbécile se concentre sur le doigt montrant la lune. Je peux aisément sans doute écrire un poème qui fasse semblant d’être sur la Révolution ; cela n’empêche pas que ce qui l’occupe vraiment, comme poème, ne sort que douloureusement du plan de la phrase — et la Révolution, la grosse lune brillant comme un néon, n’est d’ailleurs qu’une politesse au lecteur qui a raison d’en vouloir pour son temps. Par exemple, ce qui occupe réellement le poème précédent n’est pas tellement Pasolini, ni la soirée avec X — ça, ce sont les lunes peintes au faux-plafond. Ce qui est en jeu, c’est plutôt le trimètre, l’amphibologie de la fin, le problème de la citation, la superposition de la lecture et de la vie (dont la question sexuelle ne fournit que l’occasion). Par exemple ces vers :
Au moment de me coucher, près d’Hilsenrath
j’avais posé Pasolini sur la table de nuit,
Ce qui a lieu, ce sont surtout des événements dans la syntaxe : le fait que l’on entende « me coucher, près d’Hilsenrath » d’une manière différente quand on passe sur le premier vers (ce serait la personne près de laquelle je me couche) et quand on arrive au second. Ce qui importe profondément au poème, ici, c’est donc l’antéposition du complément circonstanciel du deuxième vers, dont on croit d’abord qu’il complète le premier. Donc c’est le rôle de la virgule qui fonctionne d’abord comme un caillou dans la chaussure, avant de justifier pleinement sa présence. Il y a, à l’évidence, une sorte de gag syntaxique, mais ce n’est pas tout, car la chute ne répudie pas complètement le procès qui a mené à elle. On comprend à la lecture du deuxième vers qu’Hilsenrath désignait seulement un livre dans le premier, bien sûr ; mais ce vers-ci ne disparaît pas pour autant, et continue d’affirmer, par métonymie, que les livres sont des sortes de personnes. L’affaire est compliquée par le fait que tout cela n’est pas complètement conscient : je ne veux pas dire que je suis un bricoleur fou. Par exemple je viens seulement de me rendre compte que « nuit » (à la fin du vers) est justement le titre du livre d’Hilsenrath en question. C’est un événement poétique, mais je m’en étais pas aperçu. De même, plus haut, je ne me suis rendu compte du rapport entre la crasse des prostituées de Pasolini et la douche de X qu’a posteriori. Dans tous les cas, ce n’est pas qu’un contraste humoristique. L’événement prosodique (ici le passage de la citation à la réalité sans transition) donne une matière à penser.
Je ne suis pas sûr qu’il en ait toujours été ainsi, pour tous ceux qui jadis écrivaient des poèmes, et l’on peut avoir l’impression que Ronsard se soucie vraiment de Henri II, ou Baudelaire de Paris. Mais je dirais quand même : les énoncés sur Henri II et sur Paris (que l’on peut autonomiser du poème, qui sont de la pensée et pourraient se dire en prose) sont des outputs de la machine poétique. Ce n’est pas la poésie elle-même. D’ailleurs, si l’on y regarde bien, ces outsputs ne se synthétisent pas tout seuls en une histoire. C’est plutôt le recours à un certain nombre de figures d’articulation qui le permet : ainsi l’allégorie, grâce à laquelle Baudelaire noue des éléments aussi hétérogènes qu’un cygne, Andromaque, les travaux de rénovation urbaine, etc. La poésie moderne laisse peut-être plus volontiers flotter la diversité des outputs thématiques, invitant les lecteurs à fabriquer eux-mêmes, s’ils le souhaitent, une synthèse au faux-plafond, ce qui provoque plus couramment les situations d’équivoques à l’origine de la sollicitude de L.
Il faut quoi qu’il en soit éviter deux écueils : considérer la machine comme quelque chose à seulement contempler (et non à faire fonctionner — je pense à une poésie qui se donnerait comme objectif de montrer quelque chose du langage sans l’activer et le faire penser ; un doigt sans aucune lune à l’horizon), et considérer seulement les outputs (comme si c’était de la prose). Il faut faire fonctionner la machine. (La machine est une installation linguistique minoritaire, je veux dire organisant de la langue possible sans compter sur les seules connexions rhétoriques reçues). De là, mon projet « sur » la Révolution peut se lire sur deux plans : le plus simple, c’est celui des outputs (faire en sorte que mon poème dise quelque chose sur Robespierre, par exemple) ; puis, qu’il y ait des événements au niveau de la machine même : créer donc un être de langage dont le fonctionnement, y compris dans son rapport au possible (à l’inédit, mais aussi à l’équivocité) soit déjà une sorte de proposition sur la Révolution ou sur Robespierre. On retrouve au fond l’opposition classique entre deux interprétations, par exemple du marxisme : le modernisme adornien d’un côté (la révolution par la forme) et le réalisme socialiste de l’autre (la révolution comme thème didactique). Brecht n’est-il pas parvenu à articuler les deux ? À mon niveau infiniment plus humble, quand j’ai écrit la Sauvagerie, mon idée était non seulement de désigner la sauvagerie comme thème (parler des bêtes), mais aussi et d’abord de faire fonctionner la sauvagerie du poème : sa manière de se comporter lui-même comme un petit animal craintif. Que voudrait alors maintenant dire, non seulement écrire un poème sur la révolution, mais composer un poème prosodiquement, syntaxiquement et lexicalement soucieux de révolution française ?
Je ne peux pas répondre pour le moment à cette question, mais je peux ajouter une apostille, relative à l’intérêt du poème. Il tient à quoi ? On peut imaginer que le poème est intéressant quand le fonctionnement de sa machine déplace sans le nier tout à fait (donc déporte, rapporte et enrichit) son thème apparent. Il ne s’agit donc pas simplement d’un conflit entre une force d’énonciation (qui voudrait délivrer son output) et une force de désénonciation (qui le retient et le diffère) ; ou d’une lutte entre le contenu et la forme ; mais plutôt d’un travail d’orthogonalisation d’un méga-objet (par exemple la sauvagerie, la révolution, etc.) projeté à la fois sur un axe prosodique (dans le monde des phrases où les événements sont linguistiques) et sur un axe thématique (dans le monde des pensées, des idées, des structures), ces deux axes luttant moins l’un contre l’autre (car ils sont orthogonaux et n’entretiennent pas de rapport dans l’absolu) qu’ils ne créeraient (sans devenir parallèles, donc, selon l’idée de l’adéquation de la forme au contenu) une sorte de repère au sens mathématique, où le poème au fur et à mesure qu’il avance viendrait positionner un à un ses éléments, jusqu’à dessiner une sorte de figure globale qui serait le méga-objet même mais phénoménalisé, en relief, devenu figure mouvante — Mallarmé dit « arabesque », mais on dirait peut-être mieux, film.
(Et maintenant je retourne à la biographie de Robespierre.)
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