Je pédale un peu dans la choucroute mais cela ne m’inquiète pas, à ce stade : je suis en train de chercher non seulement une prise, ou un angle, mais un régime de dramatisation. Ivar Ch’Vavar, qui suit ce blog (salut, Ivar !), m’a écrit dans la nuit pour me dire que je faisais d’après lui fausse route, et me recommander de lire plutôt l’Histoire socialiste de la révolution française de Jaurès, et les Chouans de Balzac, mais aussi d’accepter de passer sur cette affaire plus de temps que je n’ai l’air de vouloir y passer. Dans ma façon de rechigner à m’engouffrer (à être englouti) dans les livres d’histoire, il y a en effet sans doute un peu de flemme — et la tentative de filouter, d’aller au plus vite et au plus simple. Mais pas seulement, et c’est justement ce que je veux pointer par l’expression « régime de dramatisation ». La lecture de Citizens de Simon Schama, à ce titre, est passionnante : il choisit de ne pas faire une histoire des « grosses structures sociales » (à la Tocqueville et surtout Marx) mais se concentrer sur des personnages (Talleyrand — dont j’apprends au passage qu’il est le père de Delacroix ! — et La Fayette, pour commencer) qu’il traite dans leur épaisseur biographique. Il en va ici d’un choix de mise en scène, qui change complètement notre rapport à la chose, relativement à l’histoire scientifique que nous connaissons par défaut (la crise économique, la lutte des classes, etc.) Je me garderais bien de dire que c’est plus vrai (ou même plus juste), de passer par la mise en scène de héros, mais simplement que ça me donne envie à moi aussi de tenter des choses, d’essayer des types de dramatisation inédits.
Schama confirme lui-même tacitement cette idée à un moment, en faisant droit, dans son récit, à des descriptions de tableaux de Greuze ou de David. Je ne sais pas si Greuze et David ont pour leur part dû se taper les 4 volumes de l’Histoire socialiste de la révolution française (je plaisante), mais je sais en revanche que ce qu’ils font ne consiste pas à « ornementer un discours d’historien » : faire ce qu’ils ont à faire en formes, couleurs et perspective, implique nécessairement d’utiliser un langage propre à la peinture, ou (plutôt qu’un « langage »), une « méthode » ; et moi de même — sans nier l’intérêt qu’il y aurait à prendre mon temps, lire les Chouans et m’enfoncer jusqu’au cou dans la matière historiographique — je voudrais trouver une méthode originale, qui serait celle de mon poème.
Un poème n’est pas un livre d’histoire, c’est tout autre chose, et cela fonctionne aussi différemment qu’une partie de tennis diffère d’une partie de golf. Or, on pourrait se demander, par exemple : est-ce possible de faire une partie de tennis sur la révolution française ? Si non, pourquoi ? (La peinture aussi est sans mots). Si oui, comment ? Que signifierait « sur » dans ce cas ? On est tenté d’émettre comme hypothèse que la réponse est toute simple : on ne le peut pas, parce qu’une partie de tennis n’a pas (n’a jamais) de titre (= des mots), alors qu’une peinture, elle, en a. Mais imaginons qu’une partie de tennis ait pour titre « La révolution française », faudrait-il dire alors qu’elle est « sur » cet événement ? Évidemment ce n’est pas si simple. D’ailleurs, en parlant de partie de tennis, je pense au poème de John Ashbery, « The Tennis Court Oath » (publié en 1962 dans le livre éponyme), dont voici la première strophe dans la traduction d’Olivier Brossard :
Le Serment du jeu de paume
À quoi avais-tu pensé tout ce temps
le visage soigneusement ensanglanté
éden gâté région
je continue à t’aimer comme l’eau mais
il y a un souffle terrible dans la façon dont tout ça
Tu ne fus pas élu président, mais tu avais gagné la course
Jusqu’au bout à travers brouillard et bruine
Quand tu lus c’était sincère les côtes
bégayèrent avec des villages involontaires le
cheval peine fatigué je suppose … les appels …
Je m’inquiète (José Corti, 2015)
Le titre suffit-il à faire de ce début de poème (la suite n’est pas plus explicite) un texte « sur » le Serment du jeu de paume ? Difficile de répondre ; car même s’il n’est pas « évidemment sur » cet événement, le titre en ouvre tout de même la possibilité, et commande par exemple une lecture mettant davantage en relief des éléments tels qu’« ensanglanté », « éden gâté région » (« heaven blotted region » qu’on peut aussi interpréter comme « éden région gâtée », plus syntaxique) ou « président » — tout de même insuffisants, sans doute, pour nous permettre à eux seuls de synthétiser le poème dans une idée relative à la RF. Bien sûr, Ashbery pousse un peu loin le bouchon de l’incompréhensible, mais il nous rappelle une leçon utile : à savoir que dans un poème, la question du sens ne se pose pas comme un fait, et que la signification du titre et même la fonction des mots qui en prennent la place, est toujours sujette à caution. Toute expression est au moins susceptible d’être une figure (alors que les titres des livres d’histoire prétendent le plus souvent au « sens propre »). En lisant un poème il arrive même (pas toujours bien sûr, mais la possibilité existe) que vous ne sachiez pas si vous êtes en train de jouer au tennis ou au golf, et d’ailleurs, que vous ne soyez même pas sûr que ce que vous avez devant les yeux est censé être une balle (plutôt qu’un nez de clown, ou autre chose). On ne peut pas faire comme si un titre était un « titre » (ce que l’on appelle ainsi dans les autres « jeux de langage ») ni, partant, comme si dans l’expression « un poème sur la révolution française », on savait ce que veut dire « sur ». (Et Hölderlin au mirador, est-ce un livre « sur » Hölderlin ? En l’ouvrant on croit que oui, en le lisant on croit que non, ce qu’Ivar confirme ; mais en le commentant on peut se dire que finalement, d’une certaine manière, oui).
Cela étant dit, je retourne quand même à mes livres d’histoire, car si deux choses sont bien certaines, c’est que je veux écrire un poème « sur » (quoi que ça veuille dire) la « révolution française », et que « la révolution française » est un objet historiographique. Cet après-midi, j’ai acheté Les Chouans.
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