La dernière fois, j’ai opposé l’expérience à l’ornementation (du discours premier des historiens) et à la vision (d’un symbole par le prophète). C’était bien sûr un peu rapide, et peut-être même naïf (car avons-nous jamais une expérience pure des choses, qui ne soit déjà informée de constructions discursives et de préjugés culturels ?), mais surtout, c’était embêtant : car comment faire aujourd’hui une expérience de la révolution française ? Si j’ai cru m’en sortir avec un certain droit à la synecdoque, j’ai peur que cela n’arrange mes affaires que sur le papier. En tout cas, en écoutant les épisodes d’A voix nue consacrés à Florence Aubenas (dont j’aime non seulement les livres, mais aussi la droiture et un certain désintérêt pour l’introspection), je me suis senti une grande proximité poétique, je veux dire poétologique, avec cette femme. C’est vraiment absurde, me direz-vous : elle, c’est une grande journaliste, une reporter de guerre, une otage capable de défier ses bourreaux, une femme courageuse ayant travaillé six mois dans des conditions pénibles pour rendre compte du détail des choses — alors que toi, tu n’es qu’un petit intello hautain, ricanant derrière son ordinateur en dressant les fruits de ses aventures de poète de trottoirs crottés ! Et (je ne vous tutoie pas) vous aurez raison. N’empêche, je souscris à tout ce qu’elle avance : moi aussi, je veux rendre compte du moindre détail des choses, et je crois que l’ordinaire est à la fois le plus intéressant et ce dont il est le plus difficile de témoigner correctement ; moi aussi, je veux disparaître pendant des mois, partir en reportage dans l’étrange pays du réel, et en tirer des livres où j’apparaîtrais sous le déguisement de ma propre identité ; moi non plus, je ne crois pas que les choses soient séparées, que l’écriture ait une déontologie propre ou doive s’alourdir d’un « ethos de champ » qui nous éloignerait des gens avec qui nous échangeons sur le terrain. Disons (puisque je vous accorde la supériorité du travail de Florence Aubenas sur le mien) qu’elle m’apparaît comme une sorte de « femme prudente » (comme Aristote dit de Périclès) au sens où je trouve fécond de me demander : si elle, elle était dans ma situation ; si elle, devait écrire un papier ou un livre sur la révolution française, comment Florence Aubenas s’y prendrait-elle ? Or, il m’apparaît évident que cette journaliste a beau ne jamais rechigner à l’expérience directe, elle ne commencerait pas, pour un sujet comme celui-ci, par se rendre sur place pour voir ce qu’il s’y passe. Parce qu’elle n’est pas folle et sait qu’il n’y a pas de « sur place ». Il n’y a pas, même par synecdoque, d’expérience de la révolution française. Elle commencerait plutôt, je pense, par chercher les bonnes médiations : c’est-à-dire à entrer en contact non avec la chose même (disparue pour de bon), mais avec celles et ceux qui ont un rapport avec la elle. Discours d’acteurs, de spectateurs, de témoins. Comptes-rendus, histoires. Opinions. Avant tout, je crois, elle irait voir des gens, et elle leur demanderait ce qu’ils pensent eux, de la révolution française, quel rapport ils ont à cet événement, s’il est encore vivant pour eux, comment ils se le représentent, est-ce qu’il compte pour eux et comment.
Ce pourrait être ça, le début de mon poème : je demanderais à un quidam ce qu’il pense de la révolution, et noterais ses réponses. Ça tombe très bien, c’est justement ce que j’ai fait : par plus de commodité, ce gars normal était moi-même, et j’ai passé les quatre jours qui précèdent à essayer de répondre à ce genre de questions. Ce que je pense de la révolution, en effet, ce sont ces histoires de classes moyennes, de possibilité d’être un écrivain normal, d’homologie avec l’effort du poème moderniste. Pour autant — même si je ne suis pas sûr qu’interroger un autre quidam aurait aboutit à des résultats plus probants — c’est difficile encore, je le concède, de tirer de ces divagations le moindre poème. Il faut essayer d’avancer.
Dans cette optique, j’envisage maintenant deux choses, dont je sais qu’aucune n’est absolument exaltante :
(A) Composer, à la suite de « Londres », une série de poèmes (par exemple de sonnets), selon la méthode du filtre que j’ai déjà longuement éprouvée depuis l’Éducation géographique (je pense à quelque chose, par exemple en lisant un livre sur cet objet, jusqu’à me fabriquer une sorte de filtre à travers lequel je perçois tout ce qui arrive, et le poème est le résultat de cette perception filtrée)
(B) Traduire The French Revolution de William Blake (un poète dont il était d’ailleurs aussi question dans l’Éducation géographique)
Si j’ai dit que ces choses n’étaient pas exaltantes, c’est parce que ce ne sont pas de « nouvelles méthodes » ; mais il est vrai que trouver de nouvelles méthodes d’écriture n’est pas si courant, en tout cas pour moi. Si je réfléchis en ce qui me concerne, je n’en ai ces dernières années fabriqué que très peu (je ne compte pas les variations personnelles sur des méthodes bien éprouvées et que tout le monde utilise, du type contraintes diverses, mais aussi récit, description, méditation, promenade, collage, montage, etc.) :
(1) Celle du filtre, que je viens de décrire en (A)
(2) Celle du faux-plafond, qui consiste à superposer dans le même texte une adresse à un lecteur réel (à travers des allusions et des private jokes) et une adresse au tiers lecteur (à travers une apparence de signification recevable)
(3) Celle de la co-improvisation, qui consiste à concevoir un élément du réel (par exemple, des chants d’oiseau) comme un instrument de musique en train de performer un concert, et d’ajouter ma voix à la sienne en recherchant une forme d’harmonie sur le fil
(4) Celle des pointerolles (du nom de la pointe du marteau-piqueur) qui consiste à repasser sur un poème lisible que l’on a précédemment écrit, pour le faire grimacer de partout jusqu’à ce qu’on n’y comprenne plus rien, mais qu’il soit tout de même plus intéressant que l’original
En attendant de trouver une nouvelle méthode, si j’y arrive, je pourrais me contenter d’une version flemme de mon filtre (c’est-à-dire, sans même ouvrir de livre, simplement « en y pensant ») : par exemple, j’accompagnerais ma fille cadette à la bibliothèque municipale (on fait ça souvent, le mercredi après-midi) ; pendant qu’elle descendrait à toute vitesse au sous-sol pour choisir les livres qu’elle ramènera à la maison, avant de se jeter dans un pouf pour lire le plus grand nombre possible de BD qu’elle n’emmènera pas, je flânerais entre les étagères en songeant vaguement à la révolution. Immédiatement, je verrais une analogie entre le bel hôtel particulier qui accueille la bibliothèque (une brochure décrit l’histoire de sa transformation) et nous protège de la pluie collante et froide, et cet événement auquel je parviens d’autant moins à avoir accès qu’il n’est pas de rayon « histoire » dans cet endroit spécialisé « jeunes publics ». Je pianoterais malgré tout quelques ébauches de vers sur mon portable avant d’aller récupérer ma fille en bas, et je dresserais le tout une fois rentré (après avoir toutefois finalisé un dossier de candidature, bu un café et préparé le dîner). Cela donnerait quelque chose du type :
Les signes qui devraient nous déporter au loin
nous confortent, faisant oublier la pluie molle
qui parcourt froidement le toit, léchant le zinc,
triste, qui sert d’échine à la bibliothèque :
sur les poufs colorés, les lecteurs sans visage
font comme si la vie qu’ils menaient était seule
(ne dénigrant ce qui les cerne que pour lire
le journal du jour — pas un autre !) envisageable.
Je cherche à creuser un tunnel pour m’évader
mais vers un passé plus réel que le présent…
Pas de rayon histoire à la bibliothèque !
Qui met en lien sépare et protège refoule.
Le mot « révolution » flotte en l’air dans la pluie,
de l’autre, inapproché, côté du puissant bloc.
Pas « absolument exaltant », hein.
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