Je dois répondre à deux objections : l’une sur la notion de « classes moyennes », que j’ai utilisée la dernière fois, l’autre sur le concept de « poète normal » (et son effet sur notre appréhension de la question de la valeur des textes). Mais comme aucun de ces deux points ne concerne vraiment le cœur de mon effort ici (savoir comment écrire un poème sur la révolution), je renvoie mes réponses en note [1] sur les classes moyennes et [2] sur la valeur que l’on peut espérer d’une poésie démocratique.
Puis je continue à déblayer mon objet en notant ceci : je ne veux pas raconter la même histoire (celle que racontent les historiens) mais poétiquement, soit en vers et en métaphores. Il ne s’agit pas pour moi d’orner de poésie une matière déjà connue, déjà construite. Je ne veux pas non plus, par conséquent, être historiographiquement correct : quand j’écris un poème sur Courbet, je ne consulte pas d’abord des thèses d’historiens de l’art ou d’esthéticiens. J’estime en effet (même s’il a été informé par des lectures, évidemment) pouvoir avoir moi-même (comme n’importe qui) un rapport à Courbet, et avoir le droit de dire quelque chose, en première personne, des objets signés Courbet qui sont en face de moi. De même, quand j’écris sur Penang ou l’Australie, je ne commence pas par compulser des traités d’urbanisme ou de géographie. Et j’ai beau ne jamais avoir fait l’expérience que d’une portion infime de l’Australie, ça ne me dérange pas d’écrire un texte sur l’Australie.
Je tire de cette première proposition deux idées : celle du devoir d’expérience (il faut faire l’expérience de son objet) et celle du droit à la synecdoque (on peut prendre une partie pour le tout). Autrement dit, une fois que j’aurais identifié quelque chose comme un échantillon de la révolution française, j’aurais le droit d’écrire (si écrire signifie dresser une expérience) sur cette partie en prétendant parler du tout.
Si je tiens à cette idée d’expérience, c’est que je voudrais aussi échapper à « la vision » ; et par là je renvoie à la manière dont le poète — Hugo, mieux que tous les autres — a pu s’emparer de ce genre d’objets, par exemple dans son grand poème « La révolution » dans Les quatre vents de l’esprit (1881). La poétique de Hugo est évidemment impressionnante, mais elle arrime trop ostensiblement (à mon goût) le travail du poème à une signification politique et philosophique (sur le progrès, la marche de l’histoire, Dieu, etc.) en réalité moins intéressante qu’elle. La vision, qui semble plus riche que l’expérience, est en fait le chausse-pied du symbole, beaucoup moins riche qu’elle. Voici tout de même, pour se divertir de mon pensum, quelques vers du poème de Hugo :
Ô terreur ! au milieu de la place déserte,
Au lieu de la statue, au point même où leurs yeux
Cherchaient le Bien-Aimé triomphal et joyeux,
Apparaissaient, hideux et debout dans le vide,
Deux poteaux noirs portant un triangle livide ;
Le triangle pendait, nu, dans la profondeur ;
Plus bas on distinguait une vague rondeur,
Espèce de lucarne ouverte sur de l’ombre ;
Deux nuages traçaient au fond des cieux ce nombre :
— Quatrevingt-treize — chiffre on ne sait d’où venu.
C’était on ne sait quel échafaud inconnu.
Lugubre, il se dressait ; derrière sa charpente
De quelque étrange abîme on devinait la pente ;
Les arbres regardaient l’horrible vision ;
L’ouragan retenait sa respiration
Devant la silhouette informe et ténébreuse ;
Et tout semblait hagard ; tant la machine affreuse,
Rouge comme un carnage et noire comme un deuil,
Debout entre l’énigme et l’homme, sur un seuil
Qui peut-être est le ciel, peut-être la géhenne,
Contenait de néant, d’épouvante et de haine !
Sous le blême triangle une échelle tremblait.
L’échafaud, immobile et monstrueux, semblait
Communiquer avec la tombe universelle.
Une pourpre, semblable à celle qui ruisselle
Et qui fume le long du mur des abattoirs,
Filtrait de telle sorte entre les pavés noirs
Qu’elle écrivait ce mot mystérieux : Justice.
On devinait que l’âpre et farouche bâtisse,
Calme, définitive, inexprimable à voir,
Avait été construite avec du désespoir,
Et sortait des douleurs, des pleurs et des décombres ;
Et que les deux poteaux, dans les carrefours sombres
Où l’homme marche triste, aveuglément conduit,
Avaient jadis marqué les routes de la nuit ;
On pouvait, dans la brume où l’infini commence,
Lire sur l’un : Pouvoir, et sur l’autre : Démence ;
Le cercle, qui s’ouvrait sous le lourd coutelas,
Rappelait le carcan — et la couronne, hélas !
On sentait, à travers la vague horreur des rêves,
Que ce triangle était forgé de tous les glaives,
Du fer d’Achab ainsi que du fer d’Attila ;
Toute l’immensité de la mort était là,
Montant dans la nuée et jusqu’aux cieux terribles.
À peine palpitaient les choses invisibles ;
Pas un cri, pas un bruit, pas un souffle. Parfois,
Et ceci redoublait la terreur des trois rois,
Entre les deux sanglants et tragiques pilastres,
La brume s’écartait et l’on voyait les astres.
Car, ô nuit ! on sentait que Dieu, le grand voilé,
À cette chose étrange et triste était mêlé ;
L’éternité pesait dans ce lieu tout entière ;
Cette place fatale en semblait la frontière.
Je dois dire enfin que si la révolution m’intéresse, c’est aussi parce que j’y vois une homologie avec le travail du poème. Il ne s’agit pas pour moi de traiter la révolution comme une allégorie du poème par lui-même (autre manière d’en faire un symbole), mais tout de même, de repérer qu’outre la question de l’esprit démocratique dont j’ai déjà parlé, la révolution est à l’origine (appelons cela « modernisme ») d’une manière de chercher dans le travail artistique à opérer un renouvellement formel. Ce n’est pas un hasard, en ce sens, si les avant-gardes ont toujours voulu articuler le geste politique et le geste esthétique, et Breton mettre La « révolution surréaliste » « au service de la révolution » (du nom des deux revues successives du mouvement).
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[1] Je n’utilise pas l’expression « classes moyennes » comme une catégorie sociologique, ni économique (même si dans les faits on compte sans doute peu de poètes parmi les très pauvres, et guère plus chez les très riches) mais morale — si toutefois par morale on veut bien entendre le rapport aux mœurs. Au fond, je fais référence à l’idée, d’abord énoncée par Toqueville, que la barrière étanche qui séparait les individus de deux « castes » différentes est tombée. La haine ou la défiance que le pauvre et le riche peuvent nourrir l’un envers l’autre en est justement le symptôme : avant la révolution, « le noble n’ayant point la pensée qu’on voulût lui arracher des privilèges qu’il croyait légitimes ; le serf regardant son infériorité comme un effet de l’ordre immuable de la nature, on conçoit qu’il put s’établir une sorte de bienveillance réciproque entre ces deux classes si différemment partagées du sort » (Alexis de Toqueville, Textes essentiels. Anthologie critique, éd. J.-L. Benoit, Pocket, 2000, p. 37).
Et aujourd’hui, le riche et le pauvre qui sont sans doute bien plus éloignés l’un de l’autre en termes de richesse que le noble et le serf jadis, ont au contraire bien le sentiment d’appartenir à une même humanité. Ils pensent que ce qui les sépare n’est pas un « ordre naturel », mais l’injustice sociale. Ils pourraient d’ailleurs bien être, comme dans le film « En fanfare », deux frères adoptés par des familles de classes différentes. Le premier a beau être bourgeois et le second prolétaire, ils sentent tous les deux qu’ils auraient pu, au gré d’un autre tirage à la roulette sociale, avoir la place de l’autre. C’est ce sentiment (Toqueville dit « mœurs ») démocratique que j’appelle « classes moyennes ».
Il ne faut pourtant pas se cacher derrière son petit doigt : ce concept a une portée économique et non seulement morale. Et plus précisément, une analyse en termes de « classes moyennes » s’oppose à une analyse en termes de « lutte des classes ». Je suis un peu gêné d’entrer ainsi dans ces considérations de sociologie de comptoir (moi qui n’ai aucune donnée empirique pour fonder ma proposition), mais je dirais que par construction, il me semble que l’idée même d’une lutte des classes postérieure à la révolution, dénie à la révolution ses effets révolutionnaires : la révolution ne serait que bourgeoise (par exemple chez Marx) ou aboutirait à transformer la violence institutionnelle en violence symbolique (par exemple chez Bourdieu). Si la lutte des classes est le concept pertinent pour penser la réalité sociale, cela signifie que la révolution n’a pas encore eu lieu. Ou, à tout le moins, qu’elle n’est pas achevée. Au contraire, un poème sur la révolution comme événement n’implique-t-il pas que la révolution a bien eu lieu ?
[2] Si la poésie est celle de l’homme normal, moyen, quelconque, comme pourrait-elle avoir une valeur, est-on tenté de se demander ? N’y a-t-il pas nécessairement une posture aristocratique dans la création artistique ? Dans Sentimentale et naïve, Jean-Claude Pinson oppose deux « cultures », la culture aristocratique des dandys et des initiés, d’un côté (celle des poètes du champ qui ont l’impression de faire de la poésie « haute »), et la culture démocratique des ateliers d’écriture, de l’industrie culturelle de l’autre. Il parle même d’une guerre « intestine multiforme » (Champ Vallon, 2002, p. 119), entre « vers et prose », mais aussi « entre posture aristocratique, sens de l’exception, et esprit démocratique réclamant que la poésie soit faite par chacun et par tous. » (ibid.) Mais comme il a raison de le souligner, ce sont bien là seulement des postures, qui n’engagent pas de problème, me semble-t-il, sur la valeur réelle des textes. N’est-il pas évident que beaucoup de poètes publiés font seulement semblant d’avoir une écriture aristocratique ? Que leur hermétisme est moins le fruit d’un travail que d’une affiliation esthétique ? Réciproquement, « la poésie faite par tous » n’est-ce pas d’abord un slogan (dont Olivier Belin a parfaitement montré dans un livre récent non seulement les ambiguïtés, mais les contradictions, dans la mesure où c’est d’abord un slogan des avant-gardes, voir La Poésie faite par tous, Les Impressions nouvelles, 2022) ?
Chacun se débrouillera avec les postures qui le hantent, mais pour ma part je vois dans le sentiment démocratique (celui d’être un homme normal et de même valeur que tous les autres) la source même de mon travail poétique. Or, c’est dans la mesure même où c’est un travail (et pour le coup, j’imagine qu’on peut lire cette proposition avec des lunettes marxiennes) et pas seulement une posture, qu’il peut produire des textes ayant une certaine qualité. L’intérêt du poème n’est bien sûr pas une conséquence automatique du sentiment démocratique ; mais il ne lui est pas non plus antinomique. Le poème intéressant est le fruit d’un travail ; et ne travaillent que ceux qui savent qu’ils ne sont pas des mages ou des prophètes. Du reste, pour ma part, je considère qu’un poème vraiment intéressant doit dépasser l’antinomie du démocratique et de l’aristocratique, en satisfaisant au test des trois lectures : on doit pouvoir le trouver à la première lecture clair comme du Prévert, à la deuxième obscur comme du Albiach, à la troisième malin comme du Donne. Il est à la fois démocratique et aristocratique, parce qu’il travaille.
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