Cher Dominique,
J’ai reçu Fiction Tombeau / Ma phrase hier et j’ai commencé à le lire ; et en le lisant, je me suis immédiatement dit que c’était (comme souvent, pour ne pas dire toujours, le cas pour tes textes) exactement le genre de livres qui rendait impossible ou quasi-impossible le commentaire ou l’analyse.
D’abord parce qu’on le lit dans une certaine sidération ; je l’attribuerais (cette sidération) à l’alliance d’un contenu traumatique (ou qui semble tel, en tout cas une manière de regarder droit dans les yeux ce qui fait mal) avec une forme aphoristique, décochant des énoncés définitifs percutants.
Ensuite, parce qu’on peine à te trouver, toi : l’alliance dont je viens de parler est aussi celle de la souffrance avec la virtuosité, qui a quelque chose de profondément troublant (quelque chose que l’on ressent, par exemple, en lisant Kafka). Je dis « on peine à te trouver toi », car on ne sait pas si tu es « le personnage souffrant », ou « le virtuose », bref si tu actives chez nous de l’empathie ou de la jouissance.
Enfin — mais ce n’est qu’une nouvelle manière de jouer la même alliance — on a l’impression que les énoncés que décochent ton texte sont toujours comme en équilibre, prêts à tomber et à se renverser dans leur contraire. De sorte que tu transformes une histoire qui avant d’être dite, n’est qu’un passé informe stagnant dans une mémoire marécageuse, en un drame verbal, qui nous apparaît dans une certaine humilité, ou plutôt, fragilité. Virtuose mais fragile ; je dirais, un échafaudage discret (dans tous les sens du terme). Tout ce passe en effet comme si les parties de cette structure (de chaque poème) n’étaient pas attachées les unes aux autres, de sorte qu’à tout moment poser un élément (un énoncé) pouvait signifier faire tomber les autres, voire le faire retourner lui-même sur lui-même. On avance ainsi dans ton livre comme un grimpeur de gratte-ciels sur un building en construction où rien ne serait encore définitivement accroché à rien ; cela monte très haut, mais tout peut basculer à chaque instant. Plus les énoncés sont puissants, et plus la structure d’énoncés qui les soutient tremble et menace de s’effondrer.
C’est cette troisième raison qui m’a décidé à quand même essayer de t’écrire ces quelques mots. Très simples et pauvres, maladroits, peu nombreux en tout cas et qui ne font pas une « critique », mais dans l’espoir d’expliquer (et de m’expliquer à moi-même) pourquoi il est si difficile de parler de ton travail, alors même et justement parce qu’il est admirable et dans ce qu’il est admirable même. Paradoxe de la critique de poésie, qui trouve sa source dans une tautologie : les meilleurs livres font le moins de bruit — parce qu’on parle le plus de ce dont il est le plus facile de parler.
Cela n’est pas encore beaucoup de bruit, mais un salut, et un merci : merci pour l’envoi du livre ; merci pour la poésie ; merci pour la sidération.
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