La terre est tout entière dans la tête, il faut l’imaginer, penses-tu. On ne trouve une telle idée ni dans les pigments ocres, lapis-lazuli et cinabres, oxydes de fer et cuivres naturels sphéroïdaux, lamellaires ou en forme d’aiguilles, ni dans cette eau séchée d’herbier fluvial. Elle n’est pas davantage figée au pied des plantes, où se reflètent dans l’approximation les fantasmes contestés par le volume et le courant, la croûte d’une vaguelette mousseuse frisotant l’air de rien les moustaches de l’air qui fait respirer tout en n’étant rien (l’oxygène que nous chérissons en est une métaphore moléculaire). Il y a bien quelque chose sous le gluant qui laisse la place aux algues, aux herbes, aux arbres sur la terre, aux fibres végétales, la peau nue de papier, pour accueillir les artifices de feux d’images masticatoires, par éclats verts fichés entre les crocs ; d’un bout à l’autre, si tu transformes les nuages en des étoiles, la lumière traversera l’espace avec toute la lenteur de l’eau.

J’appelle la forme de ce poème, écrit en écho à cette aquarelle de Jérémy Cheval, un marigot. Il s’agit du quatrième « marigot » que j’écris (les trois premiers, en réponse à une invitation d’Arthur Billerey, furent composés jeudi et vendredi à l’occasion d’une promenade au Louvre). Depuis le moment où j’ai commencé à composer la tétralogie « [Encadrements] » en 2016 — tétralogie dont l’Éducation géographique est le premier volume, que suivront Les Œuvres liquides en 2025 — je me suis mis à écrire dans tout un tas de formes, une différente par séquence dans un ensemble qui en comptera cent (« Encadrements » est une anagramme de « en cent drames »). Dans les 50 qui sont achevées (25 par volume), il y a différents types de sonnets, mais aussi des pyramides, des poèmes en escalier, des calligrammes plus ou moins abstraits, des vers recourant à différents types de métriques (j’y compte les signes, les syllabes, les mots) ou justifiés, et d’autres formes plus ou moins rigides, plus ou moins reproductibles, qui pour la plupart n’ont pas de nom.
Le marigot est une prose de 1000 signes exactement (espaces comprises) rythmée par une onde syntaxique qui enlise la lecture. Les limites en sont relativement stables mais nous nous retrouvons subrepticement à patauger en son milieu, sans savoir par où nous y sommes arrivés ni comment en ressortir ; c’est trop peu profond cependant pour nous faire peur ou nous décourager. Nous avons l’eau jusqu’à mi-cuisse, mais nous sommes quand même pris au piège. Contraints et forcés, nous abandonnons l’espoir de sortir et contemplons l’écosystème qui s’épanouit là ; des algues et des poissons monstrueux, des bouts de ferraille et les épaves d’un sens qui rêva peut-être, jadis, de conquérir l’Amérique. Je ne dirais pas que c’est une forme parfaite, mais le sonnet me semblait à la fois un peu trop court et un peu trop carillonnant. J’aime l’articulation du désespoir de l’enlisement et de la fascination, au moment de la découverte du premier poisson qui passe. Je me verrais bien, maintenant, ne plus chercher jamais aucune autre forme et en rester au marigot.
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