
L’objet de la peinture est la peinture.
C’est ce qui me vient à l’esprit alors que je suis assis sur un banc du Musée d’Art et d’Histoire de Genève en face d’« Orage à la Handeck » (1839) d’Alexandre Calame, quoiqu’une telle idée ne concerne pas tellement — ou ne s’applique que difficilement, dans un premier temps au moins, à — ce tableau. « L’objet de la peinture est la peinture », cela ne veut ni dire que l’art de peindre est réflexif, ni qu’il aurait pour mission de se réduire à l’expression de son essence (quoi que ça signifie). Cela veut dire que la peinture est une question, et que cette question porte sur l’existence de la peinture — comme art (comme magie) et non comme simple représentation de quelque chose.
La peinture ne relève pas de la magie. Mais elle porte une interrogation sur sa magie éventuelle ; sa magie désirable, ratée, passée, future. La peinture est une mise en question de ce qui en elle, échappant à la simple peinture (au sens bas), la rend digne de prétendre à la peinture (au sens haut). La peinture est une crise du tableau, au gré de laquelle se pose la question de la peinture.
Il existe des toiles qui représentent, plus ou moins bien et avec plus ou moins de technique ; et il existe des toiles qui, essayant d’être de la peinture, posent dans le même temps la question de la peinture et y offrent une réponse singlière. La « question de la peinture » peut se formuler simplement : « y a-t-il sur cette toile autre chose que des pigments assemblés de façon à représenter quelque chose ? », soit : « y a-t-il de la peinture ? » La toile d’Alexandre Calame pose-t-elle la question de la peinture ? Dans le mouvement des pins qui se poursuit dans les nuages avant de se terminer dans l’ondulation des roches, n’y a-t-il pas quelque chose — ce que Deleuze appelle le « diagramme » — qui échappe à la seule efficacité sémiotique, pour faire entrer cette toile de droit dans le champ de la peinture ?
L’objet de la peinture n’est la peinture comme affirmation que parce qu’elle est aussi la peinture comme question. Or, étant loin d’être expert, je ne sais pas reconnaître avec certitude si une toile pose ou non la question de la peinture. Mais je devine que ce que la peinture cherche par là, c’est à se situer dans un lieu qui ne serait ni celui des pures choses singulières (les pigments, les lignes) qui renvoient à d’autres choses (les pins, l’ours caché à droite [c’est un gardien du musée qui nous l’a fait voir]), ni celui des structures instituées, c’est-à-dire des universaux ou des objets d’un imaginaire culturel (comme « l’orage », « le paysage », « le romantisme »). Ce lieu que cherche la peinture, c’est celui qu’on appelle, dans l’ordre du langage, la syntaxe : l’organisation immanente d’un plan de sens par saisie des choses-signes. Or, comme la syntaxe existe, comme l’invention syntaxique (et elle est bien située dans ce lieu intermédiaire entre les choses et les structures instituées) est un simple fait, la question du poème est certainement moins pressante que celle de la peinture. D’une certaine manière, elle ne se pose pas. Il a d’autres chats à fouetter, le poème. L’objet du poème n’est pas le poème.
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