Tout le monde s’en fout mais si j’ai mis de côté ce journal depuis février, c’est parce que je suis occupé par la composition d’un essai sur le langage. J’écris « occupé » comme on dit des toilettes qu’elles sont occupées : car l’essai sur le langage mobilise exactement (c’est du moins l’impression que j’en ai) les canaux rhétoriques de l’entrée de journal. C’est le même genre de drame se donnant dans un corps de pensée nerveuse ; un plus gros drame, avec un plus gros corps, sans doute, mais il supporterait tout aussi mal d’être débité en tranches et je ne peux m’en servir pour alimenter ce journal. Sans doute que la rhétorique (je veux dire moins la pensée toute nue que son incarnation dans la forme efficace, ou plaisante ou ce que vous voudrez, de son expression) n’est pas fractale.
Reste que depuis deux mois je réfléchis à la syntaxe, à l’invention syntaxique, à l’invention syntaxique dans son rapport au surplace substantif (je veux dire : au surplace de la répétition des substantifs) dans l’horizon (l’espoir de l’horizon) d’une réflexion sur la politique. Ce qui me frappe, ce n’est pas tant la manière dont un certain nombre de substantifs servent d’étendard de ralliement (car sans doute la politique n’est rien d’autre que l’art bordélique de coordonner des individualités aux trajectoires contradictoires, sinon totalement erratiques, derrière de telles bannières) ; c’est que ce ralliement ne débouche jamais sur aucune action. C’est un pur ralliement de la pensée. Les parleurs veulent avoir une famille d’esprit, se dire d’un bord identifié dans l’espace normé des opinions disponibles, et puis stop. Non pas pour agir : pour être d’un camp et baste. Ils sont « indigènes » ou « universalistes », ou « d’extrême gauche » ou « patriotes », ou « féministes » ou « écologistes » ou ce que vous voulez ; ce qui importe c’est le clamer. L’organisation du monde, la réalité des exploitations n’en est en rien modifiée, les injustices et les violences n’ont pas reculé d’un pouce, mais la politique s’arrête quand c’est bien asséné, comme après une manifestation dont l’unique enjeu était d’être nombreux à beaucoup crier. Une telle réorganisation perpétuelle des camps braquant sévèrement les esprits sans déboucher sur aucune action, on a l’impression de mouvements de troupes infinis pour des combats qui ne commencent jamais. Les affrontements de paroles, les polémiques et les débats ne servent qu’à tracer au plus près la frontière d’un substantif : leur enjeu se limite à mieux définir l’identité des parleurs. Ceux-ci s’exonèreront en mobilisant Gramsci sans l’avoir lu : en s’excitant sur des noms communs, ils mènent une bataille culturelle ! N’est-ce pas noble combat que de marteler son substantif dans le cerveau mou de son voisin ? Faut-il leur révéler que la théorie de Gramsci n’a aucun sens hors d’une réflexion matérialiste (sur l’affrontement des classes sociales), quand les fétiches pour lesquels ils s’étranglent ne sont jamais que des idéaux (justice, égalité, ou identité, nation, etc.) rassemblant des parleurs de toutes classes, aux intérêts objectifs opposés ?
Bref, je réfléchissais à ce genre de choses, et à ce que pourrait signifier au contraire une politique de l’invention syntaxique, lorsque j’ai reçu Halage de Patrick Wateau, accompagné d’une mise en garde de son éditeur, me prévenant que de ce beau livre il n’était sans doute pas aisé de parler. Ce que j’interprète ainsi : l’invention y est si singulière, qu’il est difficile de l’appréhender depuis le territoire des usages communs. Au contraire de la politique substantive (qui agrège les individualités sous des bannières, en réduisant la syntaxe à une courroie de transmission univoque), le travail du poème creuserait jusqu’à l’indescriptible un sillon d’indistinction syntaxique. J’ouvre Halage, je lis le premier vers du premier poème :
Antidate à la fin
« Antidate » est-il ici un verbe à l’impératif, ou un nom commun ? « À la fin » est-il une locution adverbiale (synonyme de « finalement ») ou désigne-t-il un endroit (« à la fin [du document] ») ? Le vers baigne dans une ambiguïté radicale qui relègue au second plan tout charisme du substantif, dont la signification apparaît seulement conditionnelle. « Antidote » et « fin » n’acquerront leur valeur qu’en fonction d’une décision sur la syntaxe, si elle a lieu, mais ne projettent aucune aura a priori sur la phrase comme le font les gros mots de la drague, du commerce et de la politique.
Je continue ma lecture, touche au poème suivant, puis, porté par le travail des rythmes et des rimes plus ou moins fausses par lesquelles s’emboîtent et se déboîtent les vers, j’atteins la quatrième pièce du livre :
Femelle dans une autre salive
Ephéméride de chambre mâle
Moyennant rien
arriérer le testicule
Trois ongles trois mains assises
poignets de boîtes
à extraire
engager l’œsophage
l’ingrédient des grilles.
C’est l’expression « arriérer le testicule » qui m’a incité à écrire aujourd’hui. Wateauistes, anti-wateauistes, écharpez-vous !
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