Le ver et la panthère

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Je continue ma traversée de la Légende des siècles et je m’arrête, dans « l’épopée du ver », sur trois strophes disséminées dans le long poème. En réalité, c’est à chaque fois moins que la strophe qui m’arrête, plutôt un vers ou deux (mais ce vers ou ce distique ne prennent leur relief que dans la strophe qu’ils illuminent ou balafrent) ; le reste du temps, je trouve que Victor Hugo en fait trop. Ce par quoi je veux dire : il cherche trop le coup rhétorique. Ce qui m’intéresse, dans les trois passages que je vais citer, c’est qu’il se passe me semble-t-il quelque chose d’irréductible à une réussite rhétorique. Quelque chose, mais quoi ? Voici la première strophe (c’est le ver qui parle) :

Je suis l’intérieur du prêtre en robe blanche,
Je bave dans cette âme où la vérité penche ;
____________ Quand il parle je mens.
Le destin, labyrinthe, aboutit à ma fosse.
Je suis dans l’espérance et dans la femme grosse,
____________ Et rois, dans vos serments.

une autre :

Tout me sert. Glaive et soc, et sagesse et délire.
De toute temps la trompette a combattu la lyre ;
____________ C’est le double éperon,
C’est la double fanfare aux forces infinies ;
Le prodige jaillit de ce choc d’harmonies ;
____________ Luttez, lyre et clairon.

Une troisième enfin :

Qu’est-ce que l’univers ? Qu’est-ce que le mystère ?
Une table sans fin servie au ver de terre ;
____________ Le nain partout béant ;
Un engloutissement du géant par l’atome ;
Tout lentement rongé par rien ; et le fantôme
____________ Créé par le néant.

Les passages qui m’intéressent dans ces strophes sont les suivantes : « Je bave dans cette âme où la vérité penche » (surtout le premier hémistiche), puis « Et rois, dans vos serments » ; dans la deuxième l’expression « choc d’harmonies », dans la troisième l’épigramme formé par les deux premiers vers.

Quand je parle de « réussite rhétorique », je parle par exemple des quatre derniers vers de cette troisième strophe, avec ce jeu d’opposition « nain / géant », ainsi que les rimes excessivement riches. On a l’impression d’un magicien qui fait son bonneteau devant nos yeux ébahis. Il me semble qu’il n’en va pas tout à fait de même avec « Je bave dans cette âme », où le « a » du mot bave, oui, vraiment, s’allonge et bave dans celui du mot « âme ». C’est-à-dire que là, nous ne sommes pas dupes d’un vieux tour de magie rhétorique : il se passe vraiment quelque chose d’organique dans les mots. Je l’entends aussi dans l’extraordinaire « choc d’harmonies » (où l’on verrait presque les cymbales cogner l’une sur l’autre) — et, dans un tout autre registre, dans la manière qu’a le poème de tourner soudain la tête vers les rois pour leur dire « Et rois, dans vos serments ».

Que peut-on dire de ces phénomènes ? Plein de choses, j’imagine. Ce que je voudrais rapidement pointer, de mon côté, c’est seulement ce qu’ils doivent à la métrique régulière : « Je bave dans son âme » fait son effet grâce au rythme 2/4, qui porte un accent sur le -a, d’une part, l’allonge avec cette micro-césure enjambante sur le -e de « -ve » d’autre part, et porte un troisième accent sur « âme » enfin. Pour « de ce choc d’harmonies », je crois que l’effet très spécial de cet hémistiche repose aussi sur un rythme en 2/4 : « de ce / choc d’harmonies ». Or ce rythme est lui-même imposé par une nécessité syntaxico-sémantique : on ne peut en effet pas lire en 3-3, « de ce choc / d’harmonies » car la pause après choc vaudrait comme une virgule qui, à cause de la ressemblance de la structure de surface (de / d’) créerait une confusion artificielle, et empêcherait de voir que « d’harmonies » est le complément du nom de « choc ». C’est bien cette nécessité syntaxico-sémantique, couplée au travail de l’alexandrin qui avance par sous-rythmes, qui impose ainsi de faire une pause après « ce », par quoi jaillit l’inattendu « choc d’harmonies » comme un diable de sa boîte. Autrement dit, l’alexandrin agit ici comme une espèce de maître immanent, par lequel une alchimie dans les structures de la langue a lieu, qui ne ressortit pas simplement aux décisions du grand poète rhéteur.

Il n’y a pas de contradiction entre la vie du poème et sa forme, entre la sauvagerie et la convention (qui est tout autre chose que l’arbitraire) : la panthère est bien vivante dans sa cage, alors que ce qui s’agite libre au bout du bras du prestidigitateur, n’est qu’une marionnette.

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