
Souhaitant réfléchir à la question de la poésie narrative pour un prochain numéro de Catastrophes, j’ouvre la Légende des siècles et suis frappé par ces vers de Hugo :
Mais, ce jour-là, ces yeux innombrables qu’entrouvre
L’infini sous les plis du voile qui le couvre
S’attachaient sur l’épouse… (« Le sacre de la femme »)
ou encore :
Le philosophe allait sur son âne ; prophète,
Prunelle devant l’ombre horrible stupéfaite
Il allait, il pensait. (« Dieu invisible au philosophe »)
Cela me rappelle l’échange que nous avions eu avec Ivar Ch’Vavar il y a sept ou huit ans, quand il avait relu Hugo pour y dégotter des vers dont on pourrait se servir pour réfléchir à ce que signifie dire d’un poème qu’il est « beau ». Quant aux deux exemples sur lesquels je me suis arrêté aujourd’hui, ils ont au moins un point commun : leur signification n’est pas tout à fait évidente. Elle ne se donne pas aussi vite que la lecture du vers, à la différence d’un vers comme « Le philosophe allait sur son âne ; prophète, », dont la signification se synthétise au fur et à mesure que le vers se délivre. Dans les vers que j’ai mis en gras, il y a un retard. C’est-à-dire qu’il y a un effet de double-détente ; le vers donne quelque chose, mais ce qu’il donne ne disparaît pas au fur et à mesure dans la synthèse du sens, au contraire il se dresse et éclôt, niant en quelque sorte le galop de la lecture. Comme si dans un arbre un nid s’était construit, qu’il nous faut maintenant explorer avant de pouvoir repartir. Ce « nid », j’y vois la même chose que le « diagramme » dont parle Deleuze dans ses fabuleux cours sur la peinture récemment parus : il y a un moment où la main n’obéit plus à l’œil, mais trouve la logique de son propre mouvement sur la toile. Ici, le vers n’obéit plus à la pensée (de Hugo) ; c’est pourquoi il faut nous arrêter. Une sorte de « milieu » (au sens biologique) est en train de pousser sur ces vers, qui jouent en quelque sorte le rôle de « tuteur » (au sens botanique). Dans la deuxième citation, c’est très clair, cela tient à une sorte de cahot syntaxique : « Prunelle devant l’ombre horrible stupéfaite ». Le redoublement des adjectifs sans ponctuation, et finalement la seule présence d’« horrible » entre « ombre » et « stupéfaite » crée cette épaisseur qui nous attarde. Mais il faut regarder de plus près cet « horrible », car on croit d’abord qu’il s’agit d’une simple cheville, ajouté entre « ombre » et « stupéfaite » pour arriver au bon nombre de syllabes. Or, il n’en est rien : puisque « stupéfaite » ne qualifie pas l’ombre (comme « horrible »), mais la « prunelle », et la phrase mise à l’endroit serait : « prunelle stupéfaite devant l’ombre horrible ». On doit évidemment ce changement dans l’ordre attendu des mots (qu’on appelle hyperbate) à la forme de l’alexandrin et la rime avec « prophète », mais connaître les causes n’empêche pas de goûter les effets : on a l’impression que c’est l’ombre horrible qui est stupéfaite, et cette stupéfaction (tant qu’on la tient dans l’esprit) superpose même fictivement quelque chose de comique (« stupéfaite » ridiculise la menace d’« horrible ») et de mystique (la « stupéfaction » de « l’horrible » implique quelque chose de plus grand que l’ombre même dont on ignore tout). Le statut de la métaphore reste d’ailleurs en suspens : de quoi cette ombre horrible est-elle l’ombre ? À ce stade, on connaît seulement le titre du poème (dont ce sont les premiers vers) : « Dieu invisible au philosophe ».
Et dans la première citation, à quoi tient le sentiment qu’un petit monde pousse tout seul, indépendamment de la pensée de son auteur ? C’est d’abord la complexité de l’image, qui nous fait un peu plisser les yeux, c’est le cas de le dire. Cette complexité est à la fois sémantique et syntaxique. Sémantique : il y a manifestement de nouveau (après l’ombre) une métaphore à décoder, et dont le code ne nous est pas donné. L’infini est couvert d’un voile et ce voile a des plis : qu’est-ce donc que ce voile ? Le « visible » ? Le « monde des apparences » ? Par ailleurs, l’infini entrouvre des yeux, mais que sont les yeux de l’infini ? Syntaxique ensuite : le parallélisme apparent (renforcé par la rime) entre « qu’entrouvre » et « qui le couvre » maquille en réalité un franc contraste grammmatical : « l’infini » est sujet du premier, mais objet du deuxième verbe. Il apparaît au gré de ce twist syntaxique comme un être hybride, à la fois actif et passif. La prosodie a aussi son rôle : la césure après « yeux » contribue à les ouvrir, de même que « l’infini sous les plis » (hexasyllabe à la Michaux !), coupé de son complément, fait une créature étrange.
Ces deux vers parlent de Dieu. C’est la section de la Légende des siècles qui le veut, sans doute. Mais il est question de bien d’autres choses dans ces poèmes, qui me touchent moins. Or, Dieu ne me touche pas par catéchèse, ici ; plutôt parce que c’est à chaque fois quelque chose d’à la fois très gros, très puissant, et en même temps fuyant, mystérieux et dont on ne sait rien dire correctement. Il oblige la parole à sortir de ses gonds ; le discours perd ses moyens et se hérisse ; quelque chose de compliqué, de chaotique et d’épineux apparaît sur les branches de l’arbre. Dieu est ce nid sur la branche du vers.
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