Le vrai du faux

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Comme depuis plusieurs années, modestement (sans cursus, sans méthode, sans contradiction) mais tout de même (je cours dans les musées après les salles qui lui sont dédiées, je lis des études sur sa vie, son travail, je passe un certain temps face à tel ou tel tableau — et j’écris) je m’intéresse à Rembrandt, j’avais fini par croire que je connaissais un peu son œuvre. Du moins, que je pouvais considérer, sans trop mentir, être ému par plusieurs de ses toiles, et même, de presque savoir pourquoi. À tort ou à raison, sincèrement ou par intégration de jugements formulés ailleurs, je ressentais en les contemplant un plaisir que je décrirais double : d’un côté, une forme de complicité avec le peintre virtuose qui se joue de son commanditaire et nous fait facétieusement un clin d’œil à nous, tiers-spectateur ; d’un autre, une empathie pour la profondeur mélancolique qui perce mais où on ne l’attend pas : dans le violacé des peaux de vieilles, le crumble des mains défoncées par le temps, le tragique dans sa morsure sur la matière. Or, il m’a suffi de lire la petite planche introduisant à « l’Homme assis au bâton » pour être humilié dans ma prétention ridicule à « aimer Rembrandt ». Car ce n’est (disent les experts) pas un tableau de Rembrandt, et je sais d’emblée que je n’ai même pas besoin de le regarder en détail pour savoir que cette expertise ne m’est en aucun cas permise. Je ne peux évidemment pas distinguer une toile de Rembrandt de celle du premier continuateur venu : je ne reconnais pas les fautes, je passe à côté des facilités. Comment réciproquement, alors, pourrais-je croire que ce que je suis capable de dire de Rembrandt a le moindre rapport avec la grandeur qu’on lui prête ? D’ailleurs, le continuateur eût-il composé un tableau dénué des « grossières imperfections » que je ne vois pas (mais que pointent les experts), on n’attribuerait pourtant jamais à sa toile la même valeur qu’à un Rembrandt. Non simplement parce que le nom « Rembrandt » est une marque cotée, mais (car la question est justement : pourquoi cette marque a-t-elle la cote, plutôt que Duchmoll ?) parce que dans le rapport du maître au continuateur, l’un invente une manière de représenter le monde et l’autre ne fait que suivre. Ce que l’on valorise, c’est donc l’acte de création ; l’imitation, elle, serait de moindre intérêt. Pourtant, seul face à la toile achevée, pendant que je me prête à ce type d’expérience, mi-contemplative mi-écrivante, qui me fait croire un peu complaisamment que j’aime Rembrandt (ou Veronese ; mais pas leurs imitateurs), je n’ai nullement accès à cet aspect, la création, qui ne s’éprouve qu’en première personne (ou se reconstruit par l’histoire de l’art). L’expérience esthétique n’a jamais que des propriétés du tableau à se mettre sous la dent, et notamment ses propriétés formelles ; or celles-ci ne portent pas sur le front leur statut de création ou d’imitation. Aucune raison (pour un simple spectateur) de préférer en ce sens un Rembrandt signé Rembrandt à un simili-Rembrandt d’un continuateur — au contraire même, un nain serait bien placé pour améliorer la technique du géant sur les épaules duquel il a planté son chevalet.

En me détournant de la toile du continuateur pour me promener, un peu écœuré, dans la National Gallery, la première chose que je me suis dite, c’était qu’il n’y avait en fait jamais « une clé unique » pour expliquer la valeur d’une œuvre. Il n’y a pas un mécanisme, un critère, une raison (comme « la réussite formelle » ou même « la création »), qui fait qu’une œuvre est considérée comme admirable. Ce n’est pas « le nombre d’or » et débrouillez-vous avec ça. Si l’on peut croire que c’est le cas — qu’il y a une clé expliquant la qualité exceptionnelle de l’œuvre, c’est seulement à la façon du « sourire de la Joconde », parce qu’il pointe une ambiguïté — c’est-à-dire déjà la superposition d’au moins deux logiques. Je dirais ainsi que nous (pauvres spectateurs) ne savons jamais à quoi tient la qualité d’une œuvre, mais que nous pouvons en revanche essayer de comprendre d’où nous vient cet effet de « qualité ». Il ne vient pas, je crois, des snobs qui disent naïvement (et d’un air affecté) « Rembrandt, c’est génial ! » ou « J’adooore ! », ils ne sont pas plus convaincants que les touristes scotchés à leur écran de téléphone. (Tous les jugements de valeur, tous les qualificatifs mélioratifs sont snobs, lorsqu’il importe de comprendre un pourquoi, et aussi superficiels que la sociologie de l’art qui bombe le torse avec son chétif comment). Il vient du fait que des gens qui sont à un certain étage de la pyramide institutionnelle (des choses de l’art) discutent : ils écrivent des bouquins, ils se commentent, ils se critiquent. En échangeant des arguments, ils construisent des visions différentes, font vivre une pluralité de logiques sur la même œuvre. Un continuateur est monodimensionnel. Mais Rembrandt a ses autoportraits et ses œuvres de commande ; c’est un peintre de cour et c’est un peintre introspectif ; c’est un disciple de Rubens et le premier des dissidents, etc. Son œuvre se déploie dans une multitude de directions qui, parce qu’elles semblent contradictoires, mobilisent une pluralité de spécialistes et les font parler. Comme ils font du bruit, cela fait de la publicité pour la marque « Rembrandt », que nous (pauvres spectateurs) entendons sans bien comprendre les tenants de cette montée en cote. Or ce bruit indistinct, en tant que tel, n’est pas qu’une baudruche sociale qu’il conviendrait de « déconstruire » : car ce n’est pas rien, de se prêter à une multitude d’approches. Avoir une œuvre qui fait le grand écart entre des irréconciliables. Habiter, faire vivre ne serait-ce qu’une contradiction. Aussi je crois, me dis-je en sortant du musée, qu’il faut bien garder cela en tête : on n’aime pas « Rembrandt », on n’est pas en état d’« aimer Rembrandt », si par « aimer » on veut dire avoir repéré une propriété objective dont on estime qu’elle produit en nous des effets objectifs. En revanche, il y a dans l’histoire de l’art, de temps en temps, des œuvres contradictoires ou qui apparaissent telles, c’est-à-dire qui se présentent comme le lieu d’une tension puissante, irrésoluble, irrésistible et qui donc (pour des raisons chaque fois différentes mais toujours en partie sensibles) nous amènent à penser — même si, comme avec cet « Homme assis » avec moi aujourd’hui, c’est penser à tout autre chose que ce qu’elles auraient sans doute désiré, elles.

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Réponses

  1. Avatar de Geneviève Catta
    Geneviève Catta

    Ce bruit indistinct, que l’on habite, qui nous fait vivre ou qui commande l’effet d’échange et de partage devant une toile, concourt au souffle, celui-là éminemment sensible. Lourdes Castro disait: « L’art et la maison et le jardin et plus encore ceci et plus encore, tout respire. C’est respirer à ta façon. » Et pour un peu qu’on le veuille, on s’étonne d’aimer et de ne pas aimer, de se laisser distraire, de respirer tout autrement que dans le lieu de rencontre imaginé par le peintre. Merci, Pierre, pour la belle matière à réflexion. J’aime vous lire!

    1. Avatar de PV
      PV

      Merci chère Geneviève ! Amitiés

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