5. Exergue et chapitre 1

Après la multitude de petites sections (proème, fragments et annexes) lues dans les précédents épisodes, l’« Autobiographie du rouge » s’ouvre par un poème d’Emily Dickinson en exergue, dont voici la traduction proposée par Vanasy Khamhommala (qui a l’avantage de coller à la fois au rythme, au sens et à l’étrangeté de la syntaxe)  :

Le volcan réticent protège
Son plan toujours en veille —
Ses projets lave il ne révèle
À nul homme précaire.

Si Nature ne raconte pas
Le conte de Jéhovah ;
Nature humaine survivra-t-elle
Si nul n’y prête oreille ?

Elles préviennent les babillards
Ses lèvres cadenassées :
Le seul secret que les gens gardent
Est l’immortalité. (p. 35)

Dans la troisième strophe, la recherche du rythme a peut-être poussé à des choix qui rendent la signification plus claire qu’elle n’est dans l’original, où la syntaxe crée un trouble :

Admonished by her buckled lips
Let every babbler be
The only secret people keep
Is Immortality.

Ce qui se lit littéralement :

Admonesté par ses lèvres bouclées
Que chaque bavard soit
Le seul secret que les gens gardent
Est l’immortalité.

Il faut lire une inversion dans les deux premiers vers : « Que chaque bavard soit / Admonesté par ses lèvres bouclées » ; mais à qui sont ces lèvres — c’est-à-dire, qui est « her » ? En anglais, les noms communs ne sont pas genrés : faut-il y voir « la poète » ? En réalité, Emily Dickinson a l’habitude d’avoir recours aux personnalisations, et il s’agit ici de la nature muette, puisque la deuxième strophe disait :

If nature will not tell the tale
Jehovah told to her
Can human nature not survive
Without a listener?

Ce qui, littéralement, signifie :

Si la nature ne raconte pas l’histoire
Que Jéhovah lui a dite
La nature humaine peut-elle ne pas survivre
Sans un auditeur ?

Les deux derniers vers de cette strophe sont un peu énigmatiques. Le volcan, comme la nature, gardent leurs secrets et ne révèlent pas leurs plans, c’est entendu. Quant à la nature humaine, le poème semble l’encourager à suivre cet exemple, et à ne pas dévoiler son secret : sans auditeur aussi, elle saura probablement survivre. Pourtant (c’est la troisième strophe qui en défend l’idée), les hommes ne peuvent s’empêcher d’être bavards. Sauf sur un point, où ils rejoignent la discrétion des volcans (et d’une nature qui tient ses secrets de Jéhovah) : l’immortalité. Mais quelle est l’immortalité en question ? Est-ce celle du paradis ? Pourrait-ce être celle de la postérité littéraire ? Voire un certain point où l’une et l’autre, pour Dickinson, puissent apparaître comme les deux faces de la même pièce ? Cela me semblerait d’autant plus probable que cela impliquerait, pour ce poème sur les rapports de la révélation et du secret, un art poétique : le poème avec son mystère, n’est-ce pas la chose humaine qui sait continuer à dissimuler son secret au moment où il l’expose ?

Quoi qu’il en soit, réservons ce poème pour l’instant. Nous aurons l’occasion plus tard de comprendre la signification de sa mise en exergue.

Le premier chapitre qui introduit le « roman en vers » (qui en compte 67) s’intitule « Justice ». Comme tous les suivants, il commence par une phrase courte (si courte qu’on ne saurait dire s’il s’agit ou non d’un vers), qui en donne un résumé : « Géryon apprit très jeune de son frère ce qu’était la justice ». Elle est suivie d’un trait horizontal, puis d’un récit composé d’une alternance de vers longs et de vers courts, arrangés de telle manière qu’on ne sache pas si le vers apparemment court n’est pas plutôt une sorte de rejet du vers long qu’il suit (formant à eux deux un verset). Parfois, une ligne fait une phrase ; parfois, ce sont deux lignes (un « verset ») et parfois le découpage syntaxique ne correspond pas du tout au découpage prosodique. On trouve ces trois cas dans l’extrait suivant :

S’arrêter, imaginer la vie de chacune !
Et voilà qu’elles traversaient les airs lancées par le bras d’un humain heureux,
quel destin. Géryon se pressa.
Arriva dans la cour d’école. Toute son attention était concentrée sur ses pieds et ses pas.
Un flot d’enfant l’entourait
et l’assaut rouge intolérable de l’herbe et partout l’odeur de l’herbe
l’attiraient
comme un puissant courant marin. […] (p. 35)

Manifestement, Anne Carson cultive moins le vers ou la prose que l’indistinction et même, la plus grande indistinction possible, entre les deux.
Le chapitre se concentre sur une anecdote elle-même relativement confuse, relative à l’autonomie de Géryon :

Main dans la main le premier jour d’école
Géryon avait franchi ce terrain étranger avec sa mère. Et puis son frère
s’était chargé de cette tâche quotidienne.
Mais quand septembre céda la place à octobre une intranquilliuté croissante agita le frère de Géryon.
Géryon avait toujours été un crétin
mais ces jours-ci quelque chose dans son regard mettait les gens mal à l’aise.
Emmène-moi encore juste une fois cette fois j’y arriverai,
Géryon disait. Ses yeux terribles trous. Crétin, le frère de Géryon dit
en le plantant là.
Géryon n’avait aucun doute crétin était le mot juste. Mais quand justice est rendue
le monde s’effondre. (p. 36)

Dans cette étrange fable, le délit n’est pas bien déterminé : « quelque chose dans son regard mettait les gens mal à l’aise ». Quant à la justice qui lave le délit, en quoi consiste-t-elle ? Dans le fait de proférer une insulte : « Crétin » (« stupid ») ? Sans doute pas, puisque « Géryon avait toujours été un crétin ». Alors le fait de donner « le mot juste » (« stupid was correct ») ? Et pourquoi le monde s’effondre-t-il alors ? On ne le sait pas : à la banalité du registre se mêle un ton elliptique et presque oraculaire, sybillin. Le poème d’Anne Carson plie l’antique sur le contemporain. La suite nous donne pas d’éléments plus clairs. Géryon cherche une carte (« map ») et trouve à la place un simple vide, un rien, une absence (« blank ») :

Au lieu d’une carte du couloir de l’école il y avait un vide profond qui brillait.
La colère de Géryon était totale.
Le vide prit feu et brûla jusqu’au sol. Géryon détala.

Que faut-il comprendre ici par « le vide prit feu » (« the blank caught fire ») ? La carte est-elle un symbole ? De quoi ? Quel rapport entre cette carte et l’insulte ? Quelque chose prend-il feu ? Pourquoi Géryon est-il en colère s’il reconnaît que justice a été rendu ? Si le texte ne répond pas à ces questions, c’est fort probablement à dessein, et il ne faut pas le forcer. En revanche, je remarque une insistance du mot « monde », à des endroits cruciaux. Nous avons déjà rencontré la première occurrence :

Quand justice est rendue le monde s’effondre.

Voici la deuxième :

les premières neiges de l’hiver
se déposaient doucement sur ses cils, couvrant les branches autour de lui et enveloppant de silence
toute trace du monde.

Ce premier chapitre, malgré toutes les questions qu’il pose, affirme au moins deux choses capitales. L’une est tragique (le monde disparaît) et l’autre (le monde s’effondre car la justice est rendue) proprement terrorisante.

Publié par


Laisser un commentaire

En savoir plus sur Pierre Vinclair - l'atelier en ligne

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture