Tératologie du rouge, 4

4. Les annexes

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sommaire du feuilleton

Le paratexte n’en finit pas. Après le proème et les fragments, voilà qu’Anne Carson nous donne à lire trois « appendix », notés A, B et C.

Le premier s’intitule « Testimonia / Sur la question de l’aveuglement de Stésichore par Hélène », événement dont il avait déjà été question dans le proème. Il est composé de trois citations, l’une de Suidas, l’autre d’Isocrate et la troisième de Platon. Ce sont des citations véritables, qu’Anne Carson traduit (contrairement à ce qu’elle avait fait avec les fragments dans la section précédente) au sens usuel du terme ; toutes affirment d’une part que Stésichore fut frappé de cécité après qu’il eut outragé Hélène, et d’autre part qu’une fois la vue retrouvée il composa sa « Palinodie ».

L’Appendix B est justement « La Palinodie / de / Stésichore / par / Stésichore / (Fragment / 192 Poetae  /melici graeci) ». Une palinodie, comme la définition de Suidas l’indique, est un « contre-chant » qui consiste à « dire le contraire de ce que l’on a dit précédemment » (p. 25). Quels étaient les propos outrageants ? Dans le proème, on lisait « À Hélène de Troie […] s’attachait une tradition adjectivale de putasserie déjà ancienne lorsqu’Homère s’en saisit. Lorsque Stésichore dévérouilla l’épithète attachée à Hélène, il se déversa une telle lumière qu’il en fut peut-être ébloui un moment. » (p. 16). Le crime de Stésichore est donc de nature grammaticale : il a dévérouillé un adjectif. Quel épithète ? Peut-être celui qu’utilise souvent Homère, gunaïkôn, pour qualifier Hélène : « divine entre les femmes » ? Quoi qu’il en soit, Stésichore revient donc sur ses propos outrageants dans une palinodie, qui comprend ces vers vus en rêve et recueillis dans le Poetae Melici Graeci (une antologie de poésie grecque ancienne) :

Non ce n’est pas la vraie histoire.
Non tu ne montas jamais à bord des vaisseaux couverts de bancs.
Non tu n’approchas jamais des murs de Troie. (p. 27)

Il s’agit également d’une traduction exacte, de vers notamment cités par Platon ou Ovide.

L’Appendix C (« Mise au point / quant à la question de / l’aveuglement de Stésichore / par Hélène ») est plus intéressant. Il ne s’agit pas d’un document brut, mais d’une série de 21 propositions, toutes structurées en alternative « Si X, soit Y, soit Z », selon une formule générative du type « Si X(n-1), soit Xn, soit Yn », par exemple :

3. Si la cécité de Stésichore était un état temporaire, soit cet état avait une cause contingente, soit il n’en avait aucune.

4. Si cet état avec une cause contingente, soit la cause était Hélène, soit la cause n’était pas Hélène. (p. 29)

Cette parodie de démonstration (qui singe la logique des philosophes anciens) est parsemée de propositions plutôt comiques, du type :

9. Si ce n’était pas un mensonge, soit nous faisons marche arrière et en continuant à raisonner ainsi nous reviendrons sans doute au début de la question de la cécité de Stésichore, soit nous n’y reviendrons pas. (p. 30)

La pseudo-démonstration se termine ainsi :

21. Si Stésichore était aveugle, soit nous mentirons, soit sinon non. (p. 31)

Outre la formulation volontairement absurde — et qui rappelle le style de Gertrude Stein (« either we will lie or if not not ») lit-on dans l’original — qui donne à toute cette annexe l’allure d’une plaisanterie, il faut noter l’importance du thème du mensonge qui la parcourt du début à la fin. Stésichore ment-il ? Allons-nous mentir à notre tour ? Le texte se présente comme une espèce de paradoxe du menteur au carré : « Je mens peut-être sur celui qui ment peut-être », semble prévenir l’autrice — manière d’installer son texte profondément au cœur de la fiction ? À moins — les poètes sont des filous — que cette surexposition du thème de la fiction ne soit qu’une diversion, une manière de dissimuler autre chose. Elle fait l’effet qu’il y aurait à souligner que l’écrin est extraordinaire (paradoxal, baroque) — mais que protège-t-il donc, cet écrin ?

Le cœur de son objet, ce sont les « débordements sexuels d’Hélène ». Hélène a-t-elle été ou non sujette à des « débordements sexuels » ? Stésichore a-t-il fait des remarques là-dessus ? Les garçons (même poètes) ont-ils le droit de se mêler des affaires sexuelles des filles ? Ces questions sont peut-être les véritables enjeux du texte. Mais nous n’y répondrons certainement pas en zonant dans les appendix ; il faut donc maintenant plonger dans la « romance » qui constitue le gros de l’Autobiographie du rouge. Avant de commencer, cependant, je voudrais poser ici une sorte de pense-bête sur la question du temps. Dans les premières sections du livre d’Anne Carson, en effet, tout semble contemporain — Hélène, Homère, Stésichore, Anne Carson elle-même. Logiquement, Hélène devrait précéder Homère d’au moins une génération (puisqu’il a composé l’Iliade dont elle est une héroïne), lui-même précédent Stésichore de deux siècles et Anne Carson de presque 3000 ans. Or, si Hélène rend Stésichore aveugle, cette représentation du temps est mise à mal.  D’ailleurs, Anne Carson écrit :

15. Si nous passons voir Hélène, soit elle sera assise un verre de vermouth à la main et laissera sonner, soit elle viendra ouvrir.

16. Si elle vient ouvrir, soit (comme on dit) nous en resterons là, soit nous mettrons Stésichore au pied du mur. (p. 30)

Cette contemporanéité de tout est ici autorisée par une fantaisie logique (« si… »). J’y vois un dépassement intéressant de l’opposition entre la temporalité de l’épopée (mythique : tout est contemporain, mais ontologiquement séparé du temps de l’énonciation) et celle du roman (métaleptique : où tout est passé, mais dans un temps qui se déroule pourtant au fur et à mesure que le narrateur en parle).

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