Tératologie du rouge, 3

3. Les fragments de Stésichore

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sommaire du feuilleton

La deuxième section du livre est intitulée « Viande rouge : Fragments de Stésichore ».

Il n’est pas précisé que ces seize fragments sont traduits (ou adaptés). Ils sont présentés comme les fragments de Stésichore tels quels — j’ai déjà parlé de la manière dont Anne Carson pouvait s’identifier au poète grec dans l’épisode précédent. Du reste, ces fragments semblent si contemporains (quant à leur objet et non seulement quant à leur style) qu’on voit mal en quel sens ils pourraient même ressortir à la traduction. Voici le premier :

I. Géryon

Géryon était un monstre chez lui tout était rouge
Sortait son groin des couvertures le matin il était rouge
Si escarpé le paysage rouge où ses troupeaux frottaient
Leurs entraves dans le vent rouge
Géryon se blottissait dans le gelée aube rouge de son
Rêve

Le rêve de Géryon commença rouge puis se faufila hors de la cuve courut
En haut de la voile brisa l’argent surgit d’un coup de ses racines comme un chiot

Chiot secret Tout à l’avant d’un autre jour rouge

Comme le rappelle Kristi Maxwell sur le site de la Poetry Foundation, le « groin » est une allusion au père de Géryon, parfois décrit comme un porc ailé, de même que ses « troupeaux » renvoient au cœur de l’anecdote mythologique : parmi ses douze travaux, Héraclès devait voler un troupeau (c’était le dixième), et ce fut celui de Géryon. Mais hormis ce squelette narratif, le reste du poème est indubitablement inventé davantage que traduit. Il n’est pourtant pas sans lien avec ce qu’a écrit Stésichore, et l’on peut s’appuyer pour le remarquer sur la proposition « En haut de la voile l’argent surgit d’un coup de ses racines » (« Upsail broke silver shot up through his roots like a pup ») qui rappelle le « root silver » mentionné par Anne Carson dans le proème pour exemplifier un usage inventif des adjectifs par Stésichore.

Voici donc le fragment original :

Γηρυονηΐς S7

σχεδὸν ἀντιπέρας κλεινᾶς Ἐρυθείας
_________________ > Ταρτησ-
σοῦ ποταμοῦ παρὰ παγὰς ἀπείρονας ἀρ-
γυρορίζους
ἐν κευθμῶνι πέτρας.

Et voici une traduction plus littérale, par Em Setzer (parue dans la revue Asymptote), dans laquelle on lit d’ailleurs en effet l’expression « root silver » :

] almost on the other side
of famous Erytheia

________________________   nearby
the river Tartessus, its un-
known waters root silver

in a hiding place rock [

Ce qui en français donnerait quelque chose comme :

] presque de l’autre côté
de la célèbre Érythie

_________________________près
du fleuve Tartessos, ses eaux
argent racine inconnues

dans une roche secrète [

Le fragment cité provient de la Géographie de Strabon, et le terme grec rendu par « argent racine » est ργυρορζους. Sofia Daniela Gil de Carvalho indique que « la référence aux ργυρορίζουϲ “racines d’argent” du fleuve peut renvoyer à la richesse minérale du lieu, qui était connue dans la Méditerranée orientale, d’abord aux Phéniciens et plus tard aux Grecs. »[1] Revenons maintenant à l’usage qu’en fait Anne Carson :

Le rêve de Géryon commença rouge puis se faufila hors de la cuve courut
En haut de la voile brisa l’argent surgit d’un coup de ses racines comme un chiot

On le voit, l’expression « root silver » est éclatée, disséminée dans « [Geryon’s dream] broke silver shot up through his roots like a pup ». Manifestement, Anne Carson ne fait pas que « traduire », elle remplit aussi les trous et réécrit largement — voire écrit tout court, car la plus grande partie de ce fragment, en réalité, n’est pas dans l’original grec. Anne Carson récupère les fragments comme des bris de vitraux qu’elle remonte et intègre à des compositions qui sont ses poèmes à elle. (Je note par ailleurs qu’aucun autre adjectif cité dans le proème — « hollow hooved », « bruiseless », « as deep as the sun is high », « ordeal strong », « middle night stuck », « outside the joy », « cream black » — ne se retrouve ensuite dans sa version des fragments).

Le plus flagrant, dans le premier d’entre eux (mais cela sera également le cas dans les suivants), c’est la répétition du mot « rouge » (7 occurrences sur 9 vers) pourtant absent du texte grec. Que cherche-t-elle à nous dire avec ce rouge (qui, manifestement, n’indique pas seulement la couleur des ailes de Géryon) ?

Dans le troisième fragment, on lit :

III. Les parents de Géryon

Si tu t’obstines à porter ton masque à table pour dîner
Alors Bonne nuit ils dirent et le forcèrent à monter
Les escaliers hémorragiques jusqu’aux Bras chauds et secs
Jusqu’au tic-tac du taxi rouge de l’incube
Veux pas y aller veux rester En bas et lire

Les « escaliers hémorragiques » et le « taxi rouge de l’incube » (l’incube est un démon abusant d’une femme pendant son sommeil) donnent une indication : le rouge est la couleur du sang et la couleur du viol nocturne.

L’épopée antique prend les allures du roman familial bourgeois ; les parents de Géryon l’envoient se coucher, son chien bicéphale Orthros (né d’Échidna et de Typhon, frère de Cerbère) devient un chiot de compagnie, etc. Mais Anne Carson n’en reste pas à ce travail de « modernisation » : ce qui se présentait comme la biographie d’un monstre blessé (ce qu’était peu ou prou le poème de Stésichore) devient l’autobiographie du rouge. De la biographie à l’autobiographie, le texte gagne en « subjectivation » ; du monstre blessé au sang et du sang au rouge, il gagne deux fois en « abstraction ». Le dernier fragment de l’ensemble dit d’ailleurs quelque chose du même ordre, à sa manière :

XVI. GERYON’S END

The red world And corresponding red breezes
Went on Geryon did not

XVI. La Fin de Géryon

Le monde rouge Et ses brises rouges
Survécurent Pas Géryon (p. 23)

Géryon — qui n’est qu’un individu — ne survit pas à la mort que lui inflige Héraclès, mais le rouge du monde, lui, est toujours là, et au-delà du destin singulier c’est de ce rouge universel qu’il s’agit de parler.

Un autre fragment d’Anne Carson nous aidera à comprendre le sens de cette couleur, surtout si on le compare avec son original grec. Voici Autobiographie du rouge :

XIV. HERAKLE’S ARROW

Arrow means kill It parted Geryon’s skull like a comb Made
The boy neck lean At an odd slow angle sideways as when a
Poppy shames itself in a whip of Nude breeze

XIV. La Flèche d’Héraclès

La flèche veut tuer Elle fend le crâne de Géryon comme un peigne Tranche
Net le cou du garçon De biais angle étrange et lent comme quand un
Coquelicot rougit de honte fouetté par la brise Nue (p. 22)

« Arrow means kill » pourrait aussi se traduire par « Flèche veut dire meurtre ». Voici le fragment original :

Γηρυονηΐς S15 (col. ii)

     …]ων στυγε[ρ]οῦ
θανάτοι]ο τέλος
κ]εφ[αλ]ᾶι πέρι […] ἔχων, πεφορυγ]μένος
αἵματ[ι ……]ι…[…] τε χολᾶι,
ὀλεσάνορος αἰολοδε[ίρ]ου
ὀδύναισιν Ὕδρας· σιγᾶι δ᾽ ὅ γ᾽ ἐπικλοπάδαν
ἐνέρεισε μετώπωι·
διὰ δ᾽ ἔσχισε σάρκα [καὶ] ὀ[στ]έα δαὶμονος
____ αἴσαι·
διὰ δ᾽ ἀντικρὺ σχέθεν οἰ[σ]τὸς ἐπ᾽ ἀκροτάτον
____     κορυφάν,
ἐμίαινε δ᾽ ἄρ᾽ αἵματι πορφ[υρέωι
θώρακά τε καὶ βροτόεντ[α μέλεα
ἀπέκλινε δ᾽ ἄρ᾽ αὐχένα Γαρ[υόνας
ἐπικάρσιον, ὡς ὅκα μ[ά]κω[ν
ἅτε καταισχύνοισ᾽ ἁπαλὸν [δέμας
αἴψ᾽ ἀπὸ φύλλα βαλοίσα […

Ce qui, si je suis la proposition d’Em Setzer et la traduit de l’anglais vers le français, donne quelque chose comme :

] haineux
final de mort, crâne
autour duquel ________tiennent
pointes de flèches
________ tout taché
de sang et de fiel
douleur enfantée
de l’Hydre
homicide involontaire
en col de cygne.

En silence, voleuse
pénétrant dans le front
chair fendue
___ & os
pour la décision de Dieu.

Flèche droite tenue
en couronnement
________________ tête
taché de sang de plomb
poitrine et membres bruts
Géryon, son
cou tombait
comme un coquelicot
qui fait honte à son corps tendre
& laisse tomber tous ses pétales
d’un coup ________ [

Il y a un élément que l’on reconnaît, c’est le coquelicot : « Poppy shames itself » chez Anne Carson (« Coquelicot rougit de honte » dans la traduction française, qui ajoute donc du rouge au rouge). Il correspond aux vers « πέκλινε δ ρ αχένα Γαρ[υόνας / πικάρσιον, ς κα μ[ά]κω[ν / τε καταισχύνοισ παλν » dans l’original grec, et « son cou tombait / comme un coquelicot / qui fait honte à son corps tendre / & laisse tomber tous ses pétales / d’un coup » dans ma traduction en français de la traduction anglaise d’Em Setzer. Or, cette image n’est pas de Stésichore, qui l’a emprunté à Homère. On l’a retrouve (c’est le même mot qu’on traduit en français par « pavot » ou « coquelicot ») dans l’Iliade (VIII,306-308) :

μήκων δ’ ὡς ἑτέρωσε κάρη βάλεν, ἥ τ’ ἐνὶ κήπῳ
καρπῷ
βριθομένη νοτίῃσί τε εἰαρινῇσιν,
ὣς ἑτέρωσ’ ἤμυσε κάρη πήληκι βαρυνθέν.

Ce qui donne, dans la traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel :

Comme, dans un jardin, le pavot penche sa tête chargée de fruits et des rosées du printemps ; de même, ce jeune guerrier laisse sous le casque tomber son front appesanti.

Bien sûr, identifier des sources n’est pas un travail suffisant, en tant que tel. Ce qui importe, c’est de voir ce qui est fait avec ces sources et même, ce qui leur est fait. Quelle opération Stésichore fait-il subir à la comparaison d’Homère ? Et que lui inflige à son tour Anne Carson ? Tout se joue, semble-t-il, sur la question de la honte, absente de l’extrait de l’Iliade et introduite par Stésichore : le coquelicot en penchant sa tête fait honte à son propre corps. Anne Carson travaille encore l’image, en déterritorialisant cette honte vers un contenu sexuel légèrement sado-masochiste : « as when a Poppy shames itself in a whip of Nude breeze », c’est-à-dire « comme quand un coquelicot se couvre de honte sous le fouet de la brise Nue ». L’image a alors radicalement changé de sens : la honte n’est pas ressentie par rapport à soi (à son propre corps), mais par rapport à autrui. Le rouge (celui du  coquelicot ; plus haut celui du viol nocturne) signe dans le poème d’Anne Carson l’empreinte douloureuse d’autrui (fût-ce la brise) sur notre propre corps : douleur de la blessure, honte et violence du désir.

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[1] Sofia Daniela Gil de Carvalho, Stesichoeran Journeys. Myth, Performance and Poetics, Universidad de Coimbra, 2017, p. 35-36. Je traduis.

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