Le proème
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J’avais appelé le premier épisode « proème » : il valait comme entrée en matière du présent feuilleton. J’intitule l’épisode du jour « le proème », non qu’il participe toujours de mon proème, mais parce qu’il prend cette fois pour objet le proème d’Autobiographie du rouge.
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Pour comprendre comment Anne Carson parvient à faire état de ce que j’ai appelé le « reste » (c’est-à-dire, ce qui d’un jeu de langage se refuse à l’office univoque du sens) sans être illisible, il faut maintenant se plonger dans le livre à proprement parler. Celui-ci s’ouvre par une sorte de préface (dont on comprend vite qu’elle, en même temps, n’est pas une préface, mais une partie du texte même) s’auto-décrivant comme proème, en anglais « proemium » (« But that is enough proemium » — ce que Vanasay Khamphommala traduit par « Mais assez de prolégomènes », p. 16).
Ce proème est précédé d’une citation de Gertrude Stein : « J’aime cette sensation que les mots font ce qu’ils veulent faire et ce qu’ils doivent faire. » (p. 15) Peut-être — contrairement à ce que l’on croit d’abord — le terme important est-il ici « sensation » (« feeling » dans l’original). Qu’il existe un « reste », cela pointe la même chose que le fait que les mots ont une vie, qu’ils sont irréductibles à leur office linguistique — explorer ce reste ou favoriser la vie des mots, est le travail de la poésie moderne. Mais que cette vie des mots se découvre par un feeling, c’est peut-être un élément important.
La vraie-fausse préface du proème présente Stésichore, poète grec né vers 650 avant J.-C. dont Anne Carson « traduit » (mais elle traduit-non-traduit) les fragments dans la section suivante et dont elle a repris l’histoire de Géryon, le personnage central d’Autobiographie du rouge. L’une des particularités d’Anne Carson est d’avoir introduit dans la poésie contemporaine un dialogue savant et ludique en même temps avec la poésie grecque ancienne qui ne me semblait pas exister tel quel auparavant — et qui a pu influencer les œuvres d’Alice Oswald ou Fiona Benson aujourd’hui. Le discours de cette préface engage autant la science de l’helléniste que la fantaisie de la poétesse : ici encore la frontière étanche entre genres de discours est battue en brèche (et c’est en cette ambiguïté même qui constitue le texte comme poème). Lisons la première phrase de ce proème, qui s’intitule « Viande rouge : ce que Stésichore a changé » :
Il a vécu après Homère et avant Gertrude Stein, une période difficile pour un poète. (p. 15)
Avant même de se demander ce que peut signifier cette phrase, on en saisit le ton, humoristique sinon ironique : avant Homère, en effet, on ne connaît aucun nom d’écrivain, et Gertrude Stein reste quant à elle une poète récente en 1998 (elle est alors morte depuis 52 ans, l’équivalent pour aujourd’hui de quelqu’un comme Jim Morrisson — que voudrait dire celle ou celui qui écrirait « Il a vécu après Pythagore et avant Jim Morrison, une période difficile pour un musicien » ? ) L’intégralité de l’histoire de la poésie ou presque est située entre les parenthèses de ces deux noms. Bien. Pourquoi était-ce une « période difficile pour un poète » (« a difficult interval for a poet ») ? Si l’on peut aisément imaginer qu’après Homère la difficulté consiste dans le fait que la barre soit dès le début placée un peu haut, on peut imaginer que Gertrude Stein ait au contraire facilité le travail du poète en pointant les enjeux de manière moins intimidante, puisqu’elle écrit que les mots font ce qu’ils veulent faire et qu’il suffit d’en avoir le feeling.
D’ailleurs, l’ensemble du proème en dit sans doute autant, l’air de rien, sur la poétesse américaine que sur le poète grec. D’abord, en effet, alors qu’Anne Carson fait mine de parler du second, elle paraphrase la citation de la première donnée en exergue. Voici en effet la deuxième phrase du proème :
Né vers 650 avant J.-C., sur la côte nord de la Sicile, dans une ville appelée Himera, il vivait parmi les réfugiés qui parlaient un dialecte mixte de chalcidien et de dorique. Une population de réfugiés a faim de langage, et conscience que tout peut arriver. Les mots rebondissent. Les mots, si on leur laisse libre cours, font ce qu’ils veulent faire et ce qu’ils doivent faire. (p. 15)
Anne Carson nous parle de Stésichore, mais elle le fait depuis Gertrude Stein, après l’événement que fut l’œuvre de Gertrude Stein. Les références sont sans doute décisives dans cette première section : « Quand on demandait à Gertrude Stein de résumer Picasso, elle disait : “Celui-là, il travaillait.’’ De Stésichor, nous dirons : “Celui-là, il fabriquait des adjectifs.’’ » (ibid.) S’ensuit un développement sur le rôle des adjectifs et de quoi ils peuvent être le symptôme ontologique : en fabriquant des adjectifs (plutôt que des noms qui « nomment le monde »), Stésichore a élaboré un art des surfaces qui « a libéré l’être. Toutes les substances du monde se sont mises à flotter à la surface. » (p. 16). Une dernière référence à Gertrude Stein clôt la préface :
Le corpus entier des fragments de Stésichore en grec ancien a été publié treize fois jusqu’ici par différents éditeurs, à commencer par Bergk en 1882. Aucune édition n’est exactement la même, tant dans les contenus que dans la manière de les mettre en ordre. Bergk dit de l’histoire d’un texte qu’elle est comme une longue caresse Toujours est-il que la lecture des fragments de la Geryoneis donne l’impression que Stésichore a composé un imposant poème narratif, l’a déchiré en morceaux et qu’il a enterré ces morceaux dans une boîte avec des paroles de chansons, des notes de cours et des bouts de viande. Les numéros de fragment vous diront approximativement dans quel ordre les morceaux sont sortis de la boîte. Bien sûr, vous pouvez continuer à secouer la boîte. « Pour ce qui est de la viande et de moi-même, vous pouvez me croire », comme dit Gertrude Stein. Voilà. Secouez. (p. 17)
Il est intéressant de voir comment procède Anne Carson. Quelques phrases avant la fin, elle sait bien sûr qu’elle va finir sur Gertrude Stein — mais les lecteurs, eux, ne le savent pas encore. Ainsi lorsqu’Anne Carson introduit le thème de la viande (« il a enterré ces morceaux dans une boîte avec des paroles de chansons, des notes de cours et des bouts de viande ») cela nous paraît incongru, surprenant — mais à la limite pourquoi pas ? Et une fois la surprise passée, la citation de Gertrude Stein paraît vraiment tomber à pic, puisqu’elle parle justement de viande ! Fort est à parier que l’ordre d’exposition est inversé par rapport à l’ordre de composition : c’est parce qu’elle voulait conclure sur la citation de Gertrude Stein qu’Anne Carson a introduit plus haut le thème de la viande. Ce tour de passe-passe n’est au fond pas différent de celui de tous les bons poètes qui veulent éviter qu’on leur reproche des chevilles. Au moment de la première rime, on est obligé de croire en sa nécessité (puisqu’elle ne semble forcée par rien qui la précède)… et la deuxième (comme par hasard) tombe tellement juste ! C’est bien sûr qu’elle a été choisie d’abord. Ainsi de ce proème où, du début à la fin, Stésichore rime avec Gertrude Stein…
En tout cas, c’est cette dernière qui donne la clé du titre énigmatique de la section : « Viande rouge ». « Believe me for meat and for myself » écrit-elle dans l’original. Il s’agit d’une citation d’un texte de 1922, Talks to Saints :
Saints can say, they can say that talks with saints are said to be talked to-day. Talk away.
Believe me for meat.
Believe me for meat and myself.
Believe me.
Les saints peuvent dire, ils peuvent dire qu’on dit des conversations avec les Saints qu’elles ont lieu aujourd’hui. Conversez.
Croyez-moi pour viande.
Croyez-moi pour viande et moi-même.
Croyez-moi. (ma traduction)
Il faut entendre l’ambiguïté de « Believe me for meat », qui signifie aussi quelque chose comme « Veuillez bien croire que “me’’ vaut pour “viande’’ », avec le jeu de mots intraduisible entre « me » et « meat » — qui en français pourrait donner quelque chose comme « Croyez moi pour moite ». Qu’est-ce que cette viande du moi ? La viande du corps de la femme dans une société où le pouvoir est aux hommes ? La viande du corps dans une société chrétienne où l’identité est censée consister en un self non-corporel ? Quoi qu’il en soit, il faut noter la dimension transgressive de « Believe me for meat and myself ». Ayez foi en ma viande.
C’est Gertrude Stein également, sans doute, qui explique l’attention portée (j’en ai rendu compte plus haut) au travail des adjectifs. Dans Poetry and Grammar (1935), celle-ci écrivait en effet : « Adjectives are not really and truly interesting. In a way anybody can know always has known that because after all adjectives effect nouns and as nouns are nor really interesting the thing that effects a not too interesting thing is of necessity not interesting » (« Les adjectifs ne sont pas réellement et vraiment intéressants. En un sens tout le monde peut savoir a su que, parce qu’après tous les adjectifs produisent un effet sur les noms et comme les noms ne sont pas réellement intéressants la chose qui produit un effet sur une chose pas très intéressante est par nécessité sans intérêt »)
Or la question des adjectifs est au cœur de notre proème, c’est même à cet endroit que se joue le contenu de son sous-titre, « Ce que Stésichore a changé ». Car ce qu’il a changé, en effet, ce serait l’usage des adjectifs :
Stésichore a libéré l’être. Toutes les substances du monde se sont mises à flotter à la surface. Tout à coup, plus rien ne s’opposait à ce que les chevaux soient creux du sabot [« hollow hooved »]. Ou une rivière argent racine [« root silver »]. Ou un enfant anhématome [« bruiseless »]. Ou l’enfer plus profond que le soleil n’est haut [« as deep as the sun is high »]. Ou Héraclès fort à l’épreuve [« ordeal strong »]. Ou une planète coincée à mi-nuit [« middle night stuck »]. Ou un insomniaque hors joie [« outside the joy »]. Ou des meurtres noir crème [« cream black »]. (p. 16)
La particularité de la syntaxe anglaise empêche à la traduction en français de rendre tout à fait compte de la singularité des images attribuées par Anne Carson à Stésichore : par exemple « fort à l’épreuve » apparaît beaucoup moins étrange que « ordeal strong ». D’abord, le mot « ordeal » connote davantage que le mot « épreuve » une dimension religieuse (comme le français « ordalie »), en vis-à-vis de laquelle la mention de la force paraît incongrue. Et qu’est-ce qu’être « fort en ordalie » ? Mais ce n’est pas tout, la construction « ordeal strong » est beaucoup plus flottante en anglais qu’une expression comme « fort en ordalie », et ce pour des raisons non seulement sémantiques, mais aussi grammaticales : « ordeal » est moins un adjectif qu’un substantif placé en position d’adjectif. Bien sûr, la langue anglaise permet ce type de construction, elle est tout à fait régulière et courante : on la retrouve dans des expressions aussi triviales que « English teacher » (professeur d’anglais), « college dean » (doyen du collège), « bread lover » (amateur de pain) etc. Or ici il y a plus : non seulement le substantif « ordeal » est en position d’adjectif, mais ce qui le suit n’est pas un autre nom, mais un adjectif, « strong » ! À la place du schéma normal adj-nom, on a une forme nom-adj — si bien qu’« ordeal » acquiert presque la fonction d’un adverbe, comme dans « super strong » ou « highly strong ». En ce sens « ordeal strong » se traduirait moins par « fort en ordalie » (ce qui serait déjà étrange) que par « ordaliquement fort ». Pour faire ressortir l’étrangeté syntaxique des constructions proposées, on pourrait ainsi proposer pour traduction du passage cité quelque chose comme :
Tout à coup, plus rien ne s’opposait à ce que les chevaux soient sabotés creux. Ou une rivière argent racine. Ou un enfant anhématome [ces deux dernières propositions viennent de la traduction L’Arche]. Ou l’enfer aussi profond que le soleil est haut. Ou Héraclès ordaliquement fort. Ou une planète coincée mi-nuitamment. Ou un insomniaque hors de la joie.
Voilà donc ce que Stésichore a changé (d’après la narratrice) : il aurait ouvert une nouvelle manière de faire jouer les adjectifs, un rapport plus ouvert, plus flottant, plus rêveur, plus inventif aux constructions syntaxiques. Bref, c’était un peu le Gertrude Stein de l’antiquité. Mais ce n’est pas tout, car Stésichore était aussi une sorte d’équivalent d’Anne Carson, puisqu’il « “donne un coup de neuf à ces vieilles histoires’’, dit Suidas » (p. 15). Or c’est exactement ce que fait Anne Carson elle-même, en reprenant l’histoire de Géryon, « un étrange monstre rouge avec des ailes » (p. 16) tué par Héraclès pour lui voler son bétail. Du reste, elle fait plus que donner un coup de neuf à cette histoire. On le voit déjà avec ces histoires d’adjectif : Anne Carson attribue des expressions étonnantes à Stésichore (qui n’écrivait pas en anglais) sans mentionner qu’elle les a traduites du grec. Or, la syntaxe étant bien sûr très différente entre une langue et l’autre, l’effet d’étrangeté peut simplement tenir à une traduction un peu rude — comme si je traduisais « English teacher » par « anglais prof », formule syntaxiquement incorrecte en français alors qu’elle est tout à fait correcte en anglais. Mais les a-t-elle vraiment traduites ? On verra la prochaine fois le genre d’opération qu’Anne Carson fait subir au texte grec dans la deuxième section d’Autobiographique du rouge.
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[1] Gertrude Stein, Poetry and Grammar (1935), extraits en ligne : http://steinifier.stephanielanesutton.com/Gertrude_Stein.pdf
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