Proème
Parmi les poètes contemporains vivants, celle qui m’intrigue le plus est sans doute Anne Carson. Née en 1950, cette autrice canadienne anglophone est à la tête une œuvre abondante, protéiforme et malaisée à cerner quoiqu’elle ne soit pas à proprement parler (ce qui, plus que cela n’en enlève, ajoute au contraire encore à l’énigme) difficile à lire. Le trouble est générique plutôt que textuel : vers à vers, nous comprenons parfaitement ce qu’elle écrit, mais l’on peine davantage à saisir d’emblée où elle emmène le poème. Elle apparaît donc comme une candidate idéale pour un feuilleton critique.
Au moment de le commencer, il m’est impossible encore de déterminer sur combien d’épisodes il courra ou le temps qu’il me prendra (mais relisant ces lignes alors qu’ayant réalisé déjà trois épisodes j’en suis encore à commenter la p. 19, je comprends qu’il en faudra sans doute une trentaine !) ; je sais seulement que je veux me concentrer en priorité sur un livre, Autobiography of Red (1998, traduit en français par Vanasay Khamphommala, L’Arche, 2020) puis sans doute, sa suite, Red Doc > (2013, version fr. Rouge doc >, même trad. même éd., 2022), et enfin peut-être Glass, Irony and God (1995, en français Verre, ironie et Dieu, traduit par Claire Malroux chez José Corti, 2004, réed. 2023) et Float (Knopf, 2016). C’est donc un long voyage que nous (je dis « nous » pour m’encourager) nous apprêtons à faire.
Le sous-titre d’Autobiography of Red annonce une promesse générique : « A Novel in Verse » (« Roman en vers ») ; pourtant comme le remarquait le critique Sam Anderson dans le New York Times : « ni “roman’’ ni “vers’’ ne semblent vraiment s’appliquer. »[1] Un peu comme le genre étrange du poème en prose (qui à mon avis n’est pas plus un poème qu’il n’est en prose, l’appellation « poème en prose » servant seulement faute de mieux), ce « roman en vers » n’est pas vraiment un roman, et n’est pas vraiment en vers. On reviendra plus tard sur cette question ; on peut déjà noter que sur la 4ème de couverture de l’édition française, la question générique est annoncée de la manière suivante : le livre serait « tout à la fois rhapsodie, roman initiatique, journal intime, portrait d’artiste, épopée lyrique et carnet de voyage ». Le problème d’une telle liste consiste évidemment dans le fait qu’on ne sait pas exactement en quel sens chacun de ces termes est employé. Pour le dire de manière plus précise, il me semble qu’un terme générique a d’abord une vertu discriminatoire et tire son sens de la distinction au sein de laquelle il apparaît, dont il représente un des termes à l’exclusion des autres. Par exemple, les Romantiques distinguaient les poésies « épique, lyrique et dramatique »[2] selon des critères variables (par exemple par les différents modes d’énonciation : la première raconte une histoire, la seconde chante, la troisième en montre les personnages) mais toujours relationnels donc exclusifs : par définition est épique ou dramatique ce qui n’est pas lyrique. Comment alors comprendre l’expression « épopée lyrique » de la quatrième de couverture ? N’y a-t-il pas une contradiction dans les termes ? Et de quelle « épopée lyrique », si un tel monstre peut exister, on dirait également qu’elle est un roman, un carnet de voyage, etc. ? La prolifération des genres annoncés signe peut-être une fébrilité signalant son strict inverse : on donne beaucoup de mots, car en réalité on n’en possède aucun qui semble vraiment adéquat. Il n’est rien de tout ça. Le genre d’Autobiography of Red échappe.
Le titre lui-même, d’ailleurs, porte une catégorisation générique : « Autobiography ». La signification est transparente en français, même si « of Red » peut vouloir dire « du rouge » autant que « de Red » (si Red est un nom de personnage). Dans tous les cas il est foncièrement paradoxal : le mot « autobiographie », par définition, ne devrait accepter comme complément que le nom de l’autrice. Comment Anne Carson pourrait-elle écrire l’autobiographie d’un autre ? Ou d’une couleur–?
La table des matière présente 7 entrées, renvoyant à des ensembles de quatre ou cinq pages, sauf la 6ème, « Autobiographie du rouge », qui en fait 130. Faut-il considérer que les autres parties ne forment qu’un paratexte ou ne font pas à proprement parler du livre ? On ne le sait pas encore — mais la réponse sera bien sûr « oui et non ». À peine l’a-t-on ouvert en effet que l’on commence à comprendre dans quel monde nous sommes entrés : un monde où toutes les distinctions génériques classiques (comme la distinction texte/ paratexte) sont en crise. Le roman en vers n’est pas un roman. Il n’est pas en vers. L’épopée est lyrique. L’autobiographie est celle d’un autre. Le paratexte est aussi le texte.
La poésie est partout.
En effet, il y a ce qui existe, d’un côté — appelons-le le réel. Et de l’autre il y a le langage commun, plein non seulement de mots, mais aussi de façons de renvoyer à ce qui existe, de le découper, d’engager son interlocuteur à y intervenir, etc. — ce que Wittgenstein appelle les divers « jeux de langage », chacun ayant sa manière propre de faire sens. Or, du fait de la pluralité de ces genres de discours ; du fait aussi que, méconnaissant leur fonction pratique, nous avons tendance à en essentialiser les objets — comme lorsque nous voulons croire que « ceci est une épopée, en soi » (alors que « épique » et « lyrique » sont simplement des distinctions pratiques qui n’ont de sens que relationnel) jusqu’à formuler des énoncés en réalité absurdes (comme « roman épique » ou « épopée lyrique »), la poésie apparaît. En ce sens, elle n’est pas un jeu de langage parmi d’autres, une rhétorique avec ses codes, sa manière de faire sens. Je pense qu’on peut plutôt en effet appeler « poésie » le jeu, le débordement, l’empiètement réciproque des genres de discours les uns sur les autres, bref tout ce qui aboutit à produire une irréductible ambiguïté. Il y a de la poésie parce que du jeu dans la langue en interdit un usage parfaitement fonctionnel. Jeu entre le signifiant et le signifié, entre la matière de la langue et le sens ; jeu dans la manière dont le langage commun (et ses divers sous-genres) nous permet de nous rapporter au réel. Jeu dans nos manières d’appliquer des grilles sur le réel grouillant. Autre manière de dire qu’il y a un reste (à la prise du discours pratique). Un reste dans la fonction que sont censés remplir les mots, les phrases, les constructions. Un mot qui doit dire quelque chose dit aussi autre chose, ou alors ne dit pas complètement ce qu’il devait dire. La connotation hante la dénotation comme un spectre. L’étymologie — les noms ont une histoire et changent de sens — ou la pluralité des langues empêchent les mots de remplir un office qu’on voudrait transparent. Ils sont épais. Ce que nous croyons un jour exister nous apparaît le lendemain, ou dans une autre langue, comme absurde ou inexistant. Ce qui est évident ici n’a aucun sens là. Comment qualifier nos actions ? Nous utilisons des mots toute la journée ; si nous nous arrêtons pour y réfléchir une seconde nous ne savons plus ce qu’ils veulent dire. Qu’est-ce qu’un roman ? Qu’est-ce qu’une épopée ? Qu’est-ce qu’une épopée lyrique ?
Ce genre de problèmes — linguistiques, métalinguistiques — et la volonté de les relier d’une manière ou d’une autre avec la question du poème définit un destin commun depuis Mallarmé : au lieu d’essayer de les résorber, la poésie creuse l’ambiguïté qui hante en réalité tout énoncé et l’incarne pour faire apparaître ce reste. Au XXème siècle, plusieurs groupes de poètes ont explicitement nourri leur poésie de ce type de réflexion — c’est le cas de Ponge, et plus près de nous des poètes dits « minimalistes » (comme Emmanuel Hocquard ou Anne-Marie Albiach) influencés par plusieurs groupes américains, celui des « objectivistes » (et surtout Zukofsky), celui de Black Mountain (Olson, Creely) et celui des L=A=N=G=U=A=G=E poets dont les représentants les plus connus sont Charles Bernstein, Rae Armantrout et Ron Silliman. Or, il me semble qu’Anne Carson s’y prend d’une manière assez radicalement différente de toutes ces propositions qui la précèdent, et pour une raison simple : chez ces poètes qui essaient de faire affleurer le reste en donnant une épaisseur au jeu, l’ambiguïté se traduit par un brouillage de la représentation, une opacification du sens. Comme si, pour pointer sa propre nature, le discours devait se brouiller (comme une ligne se brouille) : la réflexivité se vit d’abord comme une interruption des jeux de langage. Il n’en va pas du tout de même dans Autobiographie du rouge, où la lisibilité est constante. En cela, c’est bien quelque chose comme un « roman en vers » — si roman signifie une narration que l’on peut suivre.
Mais après ce proème, pénétrons plutôt dans le proème.
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[1] »The Inscrutable Brilliance of Anne Carson, » in The New York Times Magazine, March 17, 2013, ma traduction.
[2] Voir le cours d’Antoine Compagnon sur Fabula. « Septième leçon : Esthétique des genres : la triade romantique. » En ligne : https://www.fabula.org/compagnon/genre7.php
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