Descendant le Zhongnan, je rencontre l’ermite Husi qui m’héberge et me sert à boire

下终南山过斛斯山人宿置酒
李白

暮从碧山下,
山月随人归。
却顾所来径,
苍苍横翠微。
相携及田家,
童稚开荆扉。
绿竹入幽径,
青萝拂行衣。
欢言得所憩,
美酒聊共挥。
长歌吟松风,
曲尽河星稀。
我醉君复乐,
陶然共忘机。

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Descendant le Zhongnan, je rencontre l’ermite Husi qui m’héberge et me sert à boire
Li Bai

Il fait nuit. Je descends la montagne vert jade —
les sommets et la lune escortent les marcheurs.
Je me tourne sur le sentier que l’on a pris —
dans les bois luxuriants la lumière décline.
Main dans la main nous parvenons jusqu’à la ferme —
un petit garçon ouvre un portail en osier.
Parmi les bambous verts, on se fraie un chemin —
les glycines bleu nuit caressent nos habits.
Gaiement je dis : « Voici l’endroit où séjourner ! » —
le vin est délicieux, nous refaisons le monde.
Nos longs chants fredonnés tels le vent dans les pins
finiront quand disparaitra la Voie lactée.
Je suis saoul et mon prince est heureux de nouveau,
si joyeux — à en oublier tous les problèmes.

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Commentaire

Le plus difficile, pour un lecteur français, dans ce poème de Li Bai, c’est peut-être la non-spécification des pronoms jusqu’au vers 13, où enfin un 我 (« wo » signifie « je ») apparaît. Celle-ci est habituelle dans la poésie classique chinoise : de la plupart des verbes, on ne sait pas si le sujet est « je », « il » ou « elle ». Mais en général, le contexte suffit à indiquer de quoi il en retourne, et les sujets peuvent rester implicites. Si une ambiguïté joue particulièrement ici, c’est à cause de l’expression 相携 (xiang xie) au vers 5, dont le premier caractère signifie « réciproquement » et le second « prendre la main ». Or, si l’on traduit comme la plupart des traducteurs tous les verbes au singulier (le poète descend seul, arrive seul dans le village, est hébergé seul par l’ermite), comment interpréter ces caractères ? Certains s’en sortent en imaginant que c’est déjà l’ermite Husi qui vient serrer la main de Li Bai, mais cela semble contrevenir à tout le scénario du poème. Quel sens, qui plus est, aurait ici un tel geste ? Il me semble qu’il faut plutôt comprendre que les voyageurs se donnent la main pour ne pas se perdre dans la nuit : ces mystérieuses mains sont alors sans doute celles des guides ou des sherpas qui accompagnaient le poète dans ses expéditions. Jamais cités dans les autres poèmes, ils affleurent soudain à la surface d’un vers. Je propose de les faire entrer petit à petit dans la conscience : « les marcheurs », puis « on a pris », enfin : « nous parvenons ». Quant au vers 12 ( litt. « la fin des chansons, la disparition de la voie lactée ») il faut le comprendre de deux façons (selon l’amphibologie d’une parole ivre ou poétique) : il s’agit à la fois de dire que les chansons ne disparaîtront qu’avec la voie lactée (c’est-à-dire jamais — parole d’ivrogne) et qu’elles disparaissent en même temps que la voie lactée (c’est-à-dire lorsque le soleil se lève, au petit jour). Le « prince » de l’avant-dernier vers (ce « Jun » est un concept central de la philosophie de Confucius, et est très présent dans le Shijing) est ici employé comme une marque de courtoisie pour son hôte. Un mot, enfin, sur le dernier vers : j’ai fait exprès d’accentuer beaucoup le « Si joyeux — », pour qu’à l’issue de la pause imposée par les trois syllabes, le lecteur soit comme groggy, et ne puisse affronter les 9 syllabes qui restent qu’en titubant : manière de se souvenir, dans l’immanence des rythmes, que le bonheur d’ivresse se paie le lendemain !

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